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Etude de l'Argonaute

 

Argonauta Argo

par Jeannette Power, née (de) Villepreux  (1856 et 1860)

 

1 et 2: Pages de couverture

Page 3

 Je n'ai pas l'intention d'entrer en discussion sur les hypothèses émises par divers naturalistes concernant l'Argonauta Argo: des volumes seraient nécessaires. Je ne m'attacherai qu'à quelques-uns des points les plus intéressants, parce que je ne puis m'empêcher de les décrire. J'ai trouvé préférable de m'assurer des faits, car je n'ai pas étudié‚ cet animal marin, et plusieurs autres, à l'aide de l'imagination, mais par des observations expérimentales.

         Ayant depuis plusieurs années consacré aux sciences naturelles les heures qui me restaient libres de mes affaires domestiques, pendant que je classifiais pour mon cabinet quelques objets marins, le poulpe de l'Argonauta fixa mon attention plus que les autres, parce que les naturalistes étaient de diverses opinions sur ce mollusque; je me fis un devoir, pour ainsi dire, de faire des recherches sérieuses sur les points les plus discutés au sujet des conditions physiologiques de ce céphalopode.

         C'est pourquoi je me suis pendant dix années mise à en suivre une série non interrompue, et après des tentatives réitérées, combinant et renouvelant les expériences, j'ai réussi  à obtenir

 

(page 4) des résultats qui mènent à des connaissances très-utiles, soit pour s'assurer si ce mollusque serait le constructeur de sa coquille, soit pour éclaircir des doutes sur le premier développement de ses oeufs, soit enfin pour prendre note de beaucoup de nouveaux faits qui se rapportent à ses moeurs ou habitudes. Je commençai mes expériences d'après les notions qu'on avait de l'Argonauta Argo. J'exposerai la méthode que j'ai suivie pendant mes recherches et quelles furent les conséquences physiologiques que j'en déduisis.

         De grandes controverses ont eu lieu parmi les naturalistes depuis le temps d'Aristote jusqu'à ce jour, dans le but de s'assurer d'une manière certaine si le poulpe de l'Argonauta est le constructeur de la coquille dans laquelle on le trouve ordinairement , ou si, semblable aux Bernards l'Ermite, il s'y loge après que le véritable habitant en est chassé ou dévoré ou mort naturellement. En effet, tandis que, d'une part MM. Lamarck, Montfort, Ranzani, soutiennent la première opinion, M. de Blainville, avec d'autres naturalistes, tiennent pour certaine la seconde, et ce savant malacologiste vient établir que l'animal de l'Argonauta est tout à fait inconnu (1), rejetant même les observations de M. Oken, qui pouvaient au moins en partie lui assurer que notre céphalopode qu'on rencontre ordinairement dans la coquille Argonauta était toujours l'habitant de celle-ci. Avant tous ces savants, le très-illustre abbé Olivi (2) avait fait connaître comment, quoique n'ayant pas eu le bonheur de voir un Argonauta vivant, il était porté à croire qu'un céphalopode pouvait bien se former une coquille calcaire, comme celle de l'Argonauta si un autre céphalopode, selon les observations de Martini, était le constructeur de la coquille pesante et voûteuse du nautile. Les

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(1) Animal tout à fait inconnu (Manuel de Malacolgie, page 494).

(2) Zool. adriatic, page 129.

 

(Page 5) raisons que donnaient les naturalistes contraires à cette opinion étaient qu'ils ne croyaient pas que le céphalopode fût le constructeur de la coquille où on le trouve; c'est que le corps du mollusque n'était pas de forme spirale, qu'il n'adhérait pas à la coquille comme les autres mollusques à coquille, et qu'il ne ressemblait pas du tout aux parties inférieures de l'animal recoquillé; la coquille étant régulière, sillonnée sur les côtés et avec une spire tournante en dedans à la façon d'une ammonite, sans que rien de ce qu'il y a de façonné ressemble à l'animal qui l'habite, dont les replis, quand l'animal s'accroupit dans la coquille, sont bien loin de former des sillons réguliers.

Je répondrai tout à 'heure à ces raisonnements, voulant pour le moment raconter comment M. Poli étant en train d'examiner avec un microscope les oeufs de l'Argonaute, assure y avoir vu la petite coquille unie avec le mollusque, et en conclut qu'il n'y a plus de raison pour douter que la coquille de l'Argonauta dans laquelle nous le voyons, soit produite dans l'oeuf avec le mollusque même (1).

Quoi qu'il en soit, les observations de Poli ne parurent pas suffisantes pour ôter tous les doutes au célèbre baron Cuvier (2), qui, ne voulant pas déclarer l'opinion de M. de Blainville comme erronée se borna à la qualifier comme étant très problématique.

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(1) Dum co res erat in singulis ovis microscopio contemplatis conchulae speciem (fig.10) ibi conclusam luculenter observavimus haud secus ac in pinnae caeterisque testaceis obtinere hisce oculis evidentissime conspeximus. Equidem in illis ab ovorum receptaculo per cultrum sauciato conchae exilissime crumpebant, quae super vitrea lamina receptae et microscopio subjectae non modo hiare et claudi, sed circa se ipsas quoquo revolvi lucundissimo spectaculo videbantur. Ideoque non est dubitandi locus, quod concha Argonautae una cum mollusco, quod ipsam incolere cernimus in ovo generentur, et exinde manifeste patet non esse adscititi.m veluti plerique contendunt (Test.utr.Sic, t.3, page 10).

(2) Cuvier, RŠg.animal, tome 3, fol.13.

 

(Page 6) Telles étaient les opinions du naturaliste sur l'Argonauta Argo, quand je m'aperçus que le manque d'expériences était la cause de ces diverses opinions, et que tout devait s'éclaircir, si l'on faisait des recherches approfondies sur ce point intéressant.

Déterminée à cette entreprise, c'est à dire à m'assurer si le céphalopode était le constructeur de la coquille qu'il habite, ayant ce but en vue, la connaissance de la structure de ce mollusque devait être ma première recherche, l'examen du rapport du mollusque avec sa coquille en était la seconde, et le suivre depuis son développement de l'oeuf jusqu'à la fin de sa croissance, en était la troisième. Mais comment suivre une série si difficile d'observations? Le port de Messine, que je traversais journellement, étant à la recherche des êtres organiques, me présenta des moyens qu'on ne pourrait peut-être obtenir sur aucune autre plage. Pour la réussite de mon projet, j'imaginai des cages (1) (ayant obtenu la permission des autorités), je les plantai dans un bas fond maritime qui est situé dans le lazaret de Messine, dans un endroit où je pourrais, sans être dérangée poursuivre mes observations; ensuite j'y renfermai une quantité d'Argonauta

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(1) Ces cages avaient 4 mètres de longueur, 2 mètres de hauteur, 1 mètre 10 centimètres de large. Je laissais entre les barres un intervalle nécessaire pour que l'eau de mer pût y circuler librement, sans que le mollusque pût en sortir avec sa coquille. Pour consolider ces cages, il y avait à chaque angle un morceau de fer. Une porte s'ouvrait au-dessus de la cage; deux petites ouvertures avaient été ménagées à droite et à gauche; de là, je pouvais sans être vue observer mes animaux. A chaque angle aussi j'avais fixé une ancre afin de la maintenir solidement dans la mer. J'introduisais dans l'intérieur de cette cage de l'algue, des plantes marines, de petites parties de roches, de petits cailloux, des millipora, des vénus, des tritons et d'autres mollusques conchylifères.

Ces cages furent dénommées, en 1835, par l'académie Gioenia, et en 1837, par la Société zoologique de Londres: Cages à la Power.

 

(Page 7) vivants, ayant soin de leur préparer chaque jour la nourriture nécessaire, consistant en mollusques testacés, vénus, cythères, loligo, cassés, que j'avais pêchés exprès à 'aide d'un râteau (1).

Je ne pensais jamais à renoncer à mon entreprise, quoique je visse mes essais réitérés n'aboutir à aucun résultat satisfaisant. Je m'armai de patience et de courage, et ce ne fut qu'après plusieurs mois, que je réussis à éclaircir mes doutes, et à voir en même temps mes recherches couronnées d'un heureux succès (2)

Quant à la structure du mollusque de l'Argonauta, personne n'ignore ce qu'en ont dit les naturalistes; je tiens à raconter ce que j'ai observé de singulier, ou qui n'a pas été mentionné par d'autres, sur ce qui concerne cet animal.

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(1) Les marins nomment cet instrument ungamo. Il consiste en un sac en filet, ayant un demi-cercle fixé à l'ouverture et attaché par chaque bout à un bout de fer droit, aplati et dentelé comme un râteau, avec une corde de chaque côté. Ces cordes vont se réunir à une autre plus grande. Quand on veut pêcher, on lance le râteau à la mer, à une certaine profondeur, et tirant la corde (pendant que la barque parcourt la mer), on ramène dans le sac toutes espèces de mollusques nus et conchylifères crustacés, poissons, algues, plantes marines, etc.

(2) Voir le rapport de M. le professeur Maravigna, Journal du cabinet littéraire de l'Académie Gioenia de Catania, décembre 1834; les rapports de MM. les professeurs Ch. Gemmelaro et di Giacomo, insérés dans le journal susdit; autre rapport du professeur C. Maravigna, inséré dans le "Journal des Sciences, Lettres et Arts", de mai 1835, et un autre en 1836, du même; le rapport du professeur Alessio Scigliani, "Journal passe-temps pour les dames", 7 janvier 1837, année V, n°1, et un autre, du même, inséré‚ dans le "Journal effemeridi scientifique et littéraire pour la Sicile", feuille 65; les Annales de l'académie Gioenia.

   

Structure de l'Argonauta Argo

  

Le poulpe de l'Argonauta Argo est pourvu de huit bras qui forment une couronne autour de sa bouche; chaque bras a deux

 

(Page 8) rangées de ventouses; les deux premiers bras sont plus robustes que les autres, ils sont pourvus de membranes (qui leur servent à fabriquer leur coquille). Les bras qui sont situés par-dessus les yeux sont beaucoup plus petits que les autres; les yeux sont placés  à droite et à gauche de la tête, dessous les bras. Le corps de ce poulpe a la forme d'un oeuf tronqué de plus d'un quart, mais plus allongé vers la pointe; la partie tronquée supérieure du sac digestif a la forme d'un petit récipient rond, où pénètre l'eau. Le long du cou, entre la tête et l'ouverture du sac, se trouve une membrane ayant la forme de tube ou siphon, et étant beaucoup plus ample vers la partie où se trouve l'ouverture du sac. Ce siphon, mis en mouvement par l'animal, pompe l'eau qui pénètre dans le récipient sus-mentionné, et ainsi nage l'animal (comme tous les autres céphalopodes, par l'effet du pouvoir attractif et répulsif du siphon), en guidant sa petite barque.

Lorsque le céphalopode est entièrement renfermé dans sa coquille, ses yeux sont visibles à travers la transparence de celle-ci. Le corps du poulpe est toujours dans la même position dans sa coquille; pour mieux dire, le sac se trouve dans la circonférence spirale, les bras à membranes à droite et à gauche dans la même; les autres six bras se divisent trois à droite et trois à gauche dans la coquille,  laissant les yeux libres; ils se replient sous le corps, la bouche en dessus, et le siphon au fond de la grande ouverture (1), les oeufs suspendus en masse à la spire, formant une espèce de grappe. Mais quand il y a une

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(1) Le dessin d'un illustre naturaliste, que je ne veux pas nommer par respect, représente le poulpe  situé avec le siphon entre la spire et le sac vers la grande ouverture; sans doute il l'avait reçu ainsi. Quand les marins pêchent des Argonautes, ils les jettent dans la barque, ce qui les fait sortir de la coquille et mourir. Les mêmes personnes, ne connaissant pas leur vraie position, les remettent souvent à l'envers.

 

(Page 9) certaine quantité de petits poulpes développés, il retire son corps plus en avant pour laisser de l'espace au fond de la spire pour ses petits.

Si l'on coupe les membranes, ou les bras du poulpe, ou la peau du sac de l'Argonauta Argo, il ne paraît aucune trace de sang ou d'autre matière; mais si on perce son coeur, il en sort une matière presque coagulée qu'on pourrait appeler sang, et d'un violet très foncé. Lorsque le poulpe étend ses membranes sur sa coquille, on voit cette substance circuler de part et d'autre dans lesdites membranes. Si on l'irrite, il devient furieux, cette couleur transparente se transforme partout en rouge foncé, puis d'un violet presque noir; j'en ai vu mourir d'irritation. Les poulpes communs Octopus vulgaris, Lamarck, sont loin d'être aussi sensibles; après en avoir tourmenté un durant trois heures et lui avoir coupé deux de ses bras, il survécut.

J'ai constamment remarqué que le céphalopode de l'Argonauta étant sur le point d'expirer, abandonnait sa coquille.

La coquille de l'Argonauta est composée de matières calcaires; elle a la forme d'un petit navire à spire; elle est d'un blanc mat, légère et quelque peu transparente, est sillonnée, et a deux rangées de petits points qui s'étendent le long de la carène, de même qu'une longue tache noire. Les deux séries de petits points qui se trouvent le long de la carène spirale correspondent exactement aux ventouses des membranes du poulpe, parce qu'elles sont produites par leur transsudation, comme on le remarque dans les mollusques à coquilles dentelées produits du manteau qui a la même forme; quand le poulpe travaille à sa coquille, il agite ses membranes pour former ces sillons qui l'ornent.

 

Poses et mouvements du poulpe

 

Il serait difficile de décrire les mille poses et les mouvements

 

(Page 10) si variés de l'Argonauta, soit qu'il nage, qu'il pêche, ou qu'il plonge; il faudrait toute une série de dessins pour les représenter, car les mouvements changent selon les besoins, les caprices du poulpe, et d'après les circonstances. Par exemple, se trouvant au fond de l'eau, désirant monter à la surface, il rejette l'eau qui se trouve dans l'ouverture de son sac, le bouche avec son siphon, se replie dans sa coquille, la renverse et remonte à la surface; il nage avec tout son corps et ses huit bras dans la coquille, ses bras en dehors, ou les membranes étendues dessus, avec l'extrémité de ses membranes appliquée à droite et à gauche pour s'en servir comme de petites voiles, étant à la surface de l'eau; les six autres sont allongés en dehors de la grande ouverture; il maintient sa coquille  avec ses membranes en dedans ou en dehors, ou avec la pointe de son sac courbé dans la pointe de la spire. Si l'on retire le poulpe de sa coquille, étant dans l'eau, il y rentre sans difficulté (1).

Quand le poulpe va à la recherche de sa nourriture, il soulève son siphon, de manière que l'extrémité de la grande ouverture se trouve en l'air et la spire en dessous, et se donnant une forte secousse, il descend et rampe au moyen de ses bras de rocher en rocher, par-dessus le sable, parmi l'algue, maintenant la coquille en l'air au moyen de ses deux bras membraneux pliés dans la spire, ou avec la pointe de son sac courbé dans la même (direction?) (2).

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(1) Je me posais souvent deux ou trois heures sur mes cages à observer ce que faisaient mes  Argonauta et c'est ainsi que j'ai pu connaître leurs habitudes.

(2) La mer est si transparente et si claire en Sicile, qu'il est très-souvent facile de distinguer à une grande profondeur des objets très-petits; et quand l'eau était un peu agitée, je la calmais et la faisais devenir comme une glace formant un immense cercle autour de ma barque, avec du sable humide bien mêlé d'huile que je jetais par poignées à droite et à  gauche dans l'eau .

 

(Page 11) Si quelqu'un s'approche lorsqu'ils se trouvent à fleur d'eau, ils descendent au fond; s'ils se voient en péril d'être pris, au moyen des canaux excrétoires de l'organe sécrétoire de l'encre, ils la versent en dehors (comme les autres céphalopodes), afin de rendre l'eau trouble et de se soustraire à l'ennemi, ayant ainsi le temps de se cacher dans les herbes ou dans le sable. Mais, voulant les poursuivre quand ils se trouvaient enfermés dans les cages, outre le moyen précité, ils se servaient d'un autre stratagème pour assurer leur salut; ils faisaient jaillir violemment contre ma figure une quantité d'eau au moyen du siphon; quand ils avaient été  pendant quelque temps dans les cages, et qu'ils me voyaient paraître, soit l'habitude de me voir tous les jours leur donner leur nourriture, ils venaient à fleur d'eau; si je leur présentais des aliments, ils me les arrachaient des mains. Un d'eux me déchira avec sa bouche un de mes doigts, tandis qu'un autre prenait d'entre mes mains un morceau de vénus.

Désirant m'assurer si le poulpe, étant enfermé dans sa coquille, pouvait y voir à travers, je dirigeai vers lui avec précaution une verge, à la distance d'environ quatre pieds de son oeil; il cessa de nager et s'enfuit avec précipitation. Je répétai souvent cette expérience avec le même résultat; il se détournait toujours, prenant la direction suivant son caprice ou les circonstances.

Lorsque la période de la fécondation (qui a lieu d'août en décembre) arrive, les poulpes augmentent la grandeur de leur coquille un tiers en plus, afin d'avoir assez d'espace pour retenir les petits poulpes en dedans de la spire, qu'ils couvrent de leur corps pour empêcher leur sortie. Je n'ai jamais trouvé d'eau dans les coquilles contenant les petits poulpes; je les ai toujours vus entourés d'une matière gélatineuse et oléagineuse.

Quand l'air est serein, la mer calme, et qu'il se croit inobservé

 

(Page 12), c'est alors que l'Argonauta se pare de ses beautés; mais il fallait que j'eusse assez de prudence pour jouir de ses riches couleurs et de sa pose gracieuse, car cet animal est très-soupçonneux, et aussitôt qu'il s'aperçoit qu'on l'observe, il rentre en un clin d'œufs ses membranes dans sa coquille, s'enfuit au fond de la cage ou de la mer, et ne remonte à la surface que lorsqu'il se croit à l'abri de tout danger. C'est à ce moment que l'on peut observer ses mouvements et une partie de ses habitudes.

Personne avant moi n'a vu, je crois pouvoir l'affirmer, comment l'Argonauta apparaît avec ses membranes étendues sur sa coquille; la seule peinture pourrait le démontrer, et j'ai ci-joint un dessin précis que j'ai fait en 1833 (1)

Le poulpe fait glisser ses deux bras membraneux à droite et à gauche du tournant de la spire, sans faire ressortir les œufs hors de celle-ci, applique les ventouses sur les pointes qui courent le long de la carène, continue à  les glisser; la coquille disparaît, conservant sa configuration naturelle, sans laisser voir toutefois les sillons de sa coquille. Ainsi, les membranes bien étendues dessus présentent une superficie argentine; et quand le poulpe les agite doucement, on les voit semées de taches circulaires et concentriques, avec un point noir au milieu, et entourées d'un cercle couleur d'or; et quand les rayons du soleil brillent dessus, on voit le long de la carène une bande à forme et à couleurs de l'arc-en-ciel. C'est alors que sa pose est vraiment magnifique.

Si l'on tend les membranes d'un céphalopode de l'Argonauta, quoique resté un an et plus dans l'alcool, on verra encore

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(1)   J'ai présenté l'original de ce dessin, ainsi qu'un mémoire sur l'Argonauta, à l'académie Gioenia en 1834. Ce dessin se trouve dans le cabinet de cette académie, à Catane. La copie de ce dessin, ainsi que celle des autres mentionnés dans cet ouvrage, se trouve dans l'exemplaire déposé à la bibliothèque du Jardin-des-Plantes de Paris, de même que le dessin des cages.

 

(Page 13) paraître ces couleurs dorées, et les points noirs avec le fond argent‚. Quand le poulpe travaille à sa coquille avec ses membranes posées dessus, il ne se montre que très-peu argenté.

Réfléchissant sur la délicatesse et la fragilité de la coquille Argonauta, il me parut étrange d'en voir si rarement de cassées, et désirant rechercher la cause, j'en pris une vivante, je la tins avec la main plongée dans la mer, je la pressai entre mes doigts: ce fut alors que je découvris qu'elle était flexible au point de faire toucher l'une à l'autre les deux extrémités de la grande ouverture sans la casser; des coquilles aussi fragiles devaient posséder une flexibilité semblable, afin de ne pas être exposées  continuellement à être brisées en morceaux par le mouvement turbulent et continuel de leur poulpe, sans parler des secousses qu'ils peuvent endurer lorsque la mer est agitée. En ce cas, cela deviendrait trop funeste pour eux, car ayant perdu la coquille, ils ne seraient pas en état d'en fabriquer une nouvelle, comme je le démontrerai ci-après.

Assuré de la flexibilité de la coquille déjà  mentionnée, l'animal étant vivant dans sa coquille, je voulus voir si elle aurait la même flexibilité, et après avoir été exposée à l'air pendant beaucoup de temps, j'en plongeai une dans de l'eau douce, et au bout de trois jours je la trouvai presque aussi flexible que les premières.

J'arrive maintenant au point le plus essentiel de mes recherches, et je vais démontrer, par des preuves non équivoques, que le poulpe de l'Argonauta est le constructeur de sa coquille. Ma première pensée fut de répéter les observations du célèbre Poli sur les oeufs de ce céphalopode, dans lesquels il découvrit le germe de la petite coquille; mais je dois confesser n'avoir pas réussi sur ce point, bien que le microscope dont je me suis servie

 

(Page 14) multipliât 7.000 fois la grosseur. J'ai obtenu un résultat différent par mes investigations, en répétant les expériences de l'illustre physicien napolitain; je n'ai pu découvrir autre chose qu'une masse d'oeufs dans chaque coquille, suspendue dans l'intérieur de la spire; ces oeufs ressemblaient à la semence du millet; ils étaient parfaitement blancs et transparents, attachés les uns aux autres, par des ligaments d'un gluten brillant, à la même tige. Je pris les oeufs qui ont servi à cette expérience dans la coquille de la mère vivante.

Quelques jours après mes premières expériences, examinant mes animaux, je vis que beaucoup d'oeufs de la grappe étaient prêts à éclore; les yeux et la bouche de plusieurs se voyaient à travers la pellicule, les autres oeufs étaient parfaitement blancs. Deux jours après, je trouvai quantité de petits poulpes développés dans le fond de la spire, mais sans coquille; à l'aide d'une lentille, je vis encore attaché à la grappe les pellicules  d'où était sortis les petits poulpes .

Il résulte de ces observations que le petit poulpe qui vient de naître n'a pas de coquille, et j'en conclus qu'il n'y en a pas dans l'oeuf. Les observations de Poli ne correspondent pas aux miennes, et s'il ne s'agissait pas d'un homme si célèbre, j'oserais dire que la tunique de l'oeuf a été prise pour le germe supposé de la coquille. Voulant m'assurer si le petit poulpe commençait de son propre chef, sans aucun concours étranger, à travailler à sa future coquille, ou si la mère y contribuait en la commençant, je pris un Argonauta pendant la saison de leur fécondation, et tranchant avec soin la spire, je trouvai dans la direction de son axe un petit poulpe enveloppé de ses membranes; entre son sac et les susdites membranes, je vis une pellicule de la même forme que la pointe de la spire mère. Je ne puis affirmer s'il en est ainsi de toutes, mais je serais presque

 

(Page 15) portée à croire que c'est ainsi qu'ils commencent leurs coquilles.

Il faut voir vu travailler le poulpe pour se faire une idée de la célérité‚ qu'il met à la construction de sa coquille, surtout au commencement; il serait donc facile à  un millier de petits poulpes de commencer leur petite coquille dans la spire de la mère coquille pendant la saison de leur fécondation, c'est à dire dans l'espace de quatre mois; mais ceci n'est qu'une supposition. Ce que je peux affirmer, c'est que, ayant enlevé une mère de dessus ses petits poulpes, j'examinai avec soin, et je vis un petit poulpe qui avait ses membranes appliquées sur son sac dont la pointe s'était repliée en forme de spire.- Ne voulant pas le déranger, je remis la mère dessus; cinq ou six heures après, je repêchai mon poulpe, et je trouvai que le petit avait déjà commencé sa coquille.

Examinant un autre Argonauta, je vis un petit poulpe de la dimension de 9 millimètres qui avait déjà commencé sa coquille; l'observant avec précaution, je vis qu'entre les membranes qui se trouvaient étendues par-dessus le sac du petit poulpe, il y avait une mince pellicule. Je le remis dessous la mère; six heures après, je le visitai, et je trouvai que la petite coquille présentait déjà des sillons. Le jour suivant, il n'était plus sous la mère. En examinant d'autres Argonauta, je trouvai que plusieurs en avaient deux, d'autres trois, déjà fournis de petites coquilles; le lendemain, ils n'étaient plus sous la mère.

Durant mes expériences en 1833, je trouvai dans un Argonauta que j'avais introduit dans la cage un petit poulpe avec sa coquille, et c'est le plus grand que j'aie jamais observé dans les coquilles des mères. J'en vis deux dans une autre coquille, mais beaucoup plus petits. Dans l'espace de deux mois, je retirai de dedans mes Argonauta une grande quantité de petits poulpes avec leurs coquilles, dans une trois, dans une autre quatre, et cinq à la fois.

 

(Page 16)Voulant m'assurer si les petits poulpes sortis de leurs oeufs depuis deux jours et sans coquille pourraient exister et construire leur coquille sans le secours de la mère, je fis les essais suivants: je pris un certain nombre de ceux qui avaient deux jours de développement, je les mis dans un vase de verre percé des deux côtés, couvert avec de la mousseline très claire, l'eau pouvant ainsi entrer et sortir sans que les poulpes pussent s'échapper. J'introduisis dedans des morceaux de vénus, je plaçai ce vase dans un petit panier, avec un poids dans le fond, et je déposai le tout dans la cage; en les examinant le jour suivant, je les trouvai gonflés et morts. Ce même essai répété ne me donna pas un meilleur résultat.

Je fis un autre essai pour voir si les oeufs pourraient se développer sans l'aide de la mère. Le résultat fut le même que le précédent: vingt-quatre heures après, les oeufs avaient doublé de grosseur; au bout de quatre jours, aucun vestige ni aucune trace ne restait de leurs substances, ils étaient dissous. Je ne doute donc pas que le poulpe prenne soin du développement et de la conservation des petits poulpes et des oeufs, et qu'il les préserve du contact de l'eau en les couvrant d'une substance gélatineuse.

Certaine que l'essai que j'avais l'intention de mettre à exécution était nouveau comme les précédents et ceux ci-après, en septembre 1833 je cassai en divers endroits les coquilles de vingt-sept Argonauta que j'introduisis dans les cages (1); trois

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 (1) La vraie saison des Argonauta est de septembre à décembre, parce que c'est le moment de leur fécondation. Ils sont plus abondants dans les parties du port de Messine où se trouvent beaucoup de bâtiments à l'ancre. Ils sont plus communs à Messine qu'à Palerme, rares à Milazo et à Catane. Il y a des années qu'ils sont très-abondants à Messine.

Les marins m'apportaient dans un seau d'eau de mer tous les Argonauta qu'ils pêchaient vivants; je les introduisais de suite dans mes cages. J'en pêchais moi-même.

 

(Page 17) jours après, à ma grande satisfaction, quatre poulpes, les seuls qui survécurent à cette expérience, avaient réparé leurs coquilles; plusieurs de ceux qui étaient morts avaient aussi donné commencement à la réparation de leurs coquilles. La partie restaurée est plus robuste que la coquille même, elle n'est pas si blanche et est un peu raboteuse, boursouflée;

Au lieu de présenter des sillons réguliers, elle en présente quelques-uns de longitudinaux.

Mais un fait nouveau s'est présenté sur mon mollusque, c'est-à-dire qu'ayant brisé un grand morceau d'un côté de la coquille où se trouvait un poulpe vivant, je le mis dans une cage et, en même temps, je jetai des morceaux brisés d'une autre coquille d'Argonauta; je me mis à observer: le poulpe, voyant ces morceaux, se précipita dessus, en choisit un convenable, ensuite il l'appliqua sur sa coquille pour remplacer la pièce enlevée; il étendit ses membranes (1) sur sa coquille et les agita pour en faire sortir le gluten, afin de souder la pièce rapportée, économisant ainsi sa propre ségrégation. Le poulpe, malgré toute son habileté, n'a pu faire suivre les sillons, et il a appliqué le morceau avec les sillons à l'inverse de ceux de la coquille.

Je fis un second essai en enlevant deux morceaux de coquille d'un autre Argonauta; je le déposai dans la cage, et je jetai d'autres débris d'Argonauta; je me posai sur la cage pour voir manoeuvrer l'animal. Le poulpe chercha au fond de la cage, en allant d'un morceau à l'autre, jusqu'à ce qu'il en eût trouvé un convenable; ensuite il l'appliqua sur une des fractures: six heures après, je le visitai; la pièce était soudée par une petite

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(1) J'ai comparé, après plusieurs observations, les membranes des deux bras du poulpe de l'Argonauta aux deux ailes du manteau de la cyprea, non seulement pour connaître la manière dont ils recouvrent la coquille, mais aussi parce que de la transsudation dépend la formation de la coquille (ainsi que je l'ai déjà démontré).

 

(Page 18) pellicule , mais l'autre fracture n'était pas réparée. Je restai trois heures sur la cage, afin de voir ce qu'il ferait pour réparer l'autre fracture, qui était plus petite que la première: ma patience était à bout, et j'allai quitter ma position lorsque je m'aperçus que le poulpe cherchait au fond de la cage. Tout à coup il enleva avec un de ses bras un petit morceau de coquille, il l'appliqua sur le trou, puis il le rejeta, et recommença à chercher. Enfin, il trouva le morceau qu'il lui fallait, l'appliqua à la fracture, le souda assez solidement en quatre heures; il nagea et mangea à son ordinaire pendant l'opération; le lendemain, je trouvai que le poulpe avait renforcé les soudures des pièces rapportées. Il me semble qu'il serait impossible aux autres testacés, faute de bras, de rapiécer leurs coquilles avec des morceaux d'autres, comme le fait le poulpe de l'Argonauta. Pour avoir un résultat plus satisfaisant, je brisai un morceau de l'extrémité d'un côté du centre de la grande ouverture à plusieurs coquilles de l'Argonauta, afin de vérifier si ces animaux, après avoir réparé ces ruptures, pourraient continuer les sillons de leurs coquilles, les ayant réparées au bout de quatre, six et dix jours. Ceux qui survécurent avaient réparé leurs coquilles; ils continuèrent à les agrandir, et les sillons redevinrent parfaitement réguliers (1). Je détachai plusieurs morceaux que le poulpe avait refaits pour boucher les fractures; l'analyse chimique de ces morceaux démontra qu'ils étaient composés de substance calcaire correspondant à ceux de la coquille. Je coupai (après avoir mesuré les coquilles) une partie de la membrane droite d'un poulpe de l'Argonauta, et à un autre le côté gauche. Je rompis un morceau de la coquille correspondant à  la membrane tronquée, je déposai ces pauvres animaux avec leurs

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(1) Voir ci-après que M. Sowerby m'écrivit concernant l'Argonauta tuberculosa.

 

(Page 19) coquilles dans une cage; l'un d'eux mourut le lendemain, l'autre cinq jours après; examinant la coquille du dernier, je trouvai que le côté droit avait 3 mm de plus que le côté de la membrane tronquée. Continuant ces expériences, je coupai une portion d'une des membranes à quinze autres Argonauta, après avoir mesuré leurs coquilles: un seul survécut, il avait agrandi sa coquille de 5 centimètres; deux mois après, de 8 centimètres de plus; mais le côté de la membrane mutilée était plus étroit de la partie la plus large de la coquille de 4 centimètres que de l'autre, et de 2 centimètres à la grande ouverture; les pointes de la carène étaient très irrégulières, ainsi que les sillons, et plus minces que de l'autre côté (1).

J'ai souvent répété cette expérience, et le résultat a été le même. En 1838, j'enlevai un morceau de la longueur de 3 centimètres, le long de la carène d'une coquille de l'Argonauta, dans la partie où se trouve la raie noire, pour m'assurer si, en réparant cette partie, la couleur noire apparaîtrait de nouveau. La coquille à peine rompue, l'animal étendit ses deux membranes par-dessus, nageant ça et là, et mangeant. Une heure après, je retirai l'Argonauta avec mon petit filet, et le poulpe avait commencé les réparations avec une légère pellicule, sur laquelle on voit la raie noire le long de la carène (2). On voit donc que la réparation de la

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(1) Ces expériences exigent beaucoup de temps, de patience et de persévérance, parce qu'elles offrent de très-grandes difficultés. Sur cent individus, à peine quinze survivent-ils à cette épreuve et à la captivité. Il faut aussi avoir soin d'opérer dans la mer même, car il est indispensable que la température de l'eau soit toujours égale. Sans cette précaution, l'animal périrait plus vite.

(2) Dans un voyage que je fis à Londres et à Paris, les illustres professeurs Owen et  de Blainville m'engagèrent fortement à continuer mes expériences sur l'Argonauta.

Ce dernier me fit une objection sur ce point: savoir si en brisant un morceau de la carène près de la spire, le poulpe pourrait le refaire avec la tache noire.- Selon l'opinion de M. de Blainville, cela devait être impossible.

 

(Page 20) coquille s'effectue à l'aide des mêmes substances que celles avec lesquelles elle est construite, et par la transsudation des membranes. J'envoyai cette coquille et les précédentes au professeur Owen, ainsi qu'une grande et magnifique Panopea avec son mollusque. Ayant coupé l'une et l'autre des membranes de trois poulpes et brisé une partie de leurs coquilles, je les trouvai morts le jour suivant, sans aucun commencement de réparation sur les coquilles, ce qui démontre suffisamment que c'est le poulpe qui est le constructeur de la coquille qu'il habite; d'autres essais faits dans les mêmes conditions m'ont donné de semblables résultats. On a trouvé une coquille de l'Argonauta tuberculosa dont les ruptures avaient été réparées, comme on le verra en se rapportant à la copie de la lettre ci-après, qui m'a été adressée par M. le professeur Sowerby.

Je me procurai neuf Argonauta dont trois de 12, 14 et 15 centimètres de longueur, ayant une grande quantité d'oeufs; on en voyait à travers les pellicules qui étaient sur le point d'éclore. Je les enfermai dans une cage; quatre jours après, les trois plus petits étaient morts.

Je pris le plus grand soin des six qui restaient; le jour suivant, il y avait dans la spire de petits poulpes déjà éclos, mais toujours sans coquille. Six jours après, je trouvai plusieurs de ces petits poulpes fournis de coquille. Puis il survint un orage qui brisa mes cages, et les Argonauta prirent la fuite. Mes cages rétablies, je mesurai des Argonauta avant de les déposer dans une cage. En dix jours ceux qui survécurent allongèrent leur coquille, les plus petites de 27 millimètres, les plus grosses de 33 millimètres. Mais ceci ne peut servir de règle; car il y a des circonstances, par exemple à l'époque de la fécondation, où elles agrandissent leurs coquilles plus vite (comme je l'ai déjà démontré). Voulant m'assurer d'une manière certaine si le poulpe de l'Argonauta Argo ayant perdu sa coquille

 

(Page 21) pourrait en refaire une autre, je fis construire une cage de 1m 50 dans le sens de sa longueur et de sa largeur et 2 mètres de hauteur, ouverte en dessus, doublée en dedans d'un filet fin fixé de manière à pouvoir être enlevé à volonté; j'attachai deux sacs pleins de pierres en dehors du fond et deux longues cordes de l'autre côté. Après avoir sondé la mer près du rivage, je déposai ma cage dans un endroit convenable; j'attachai les deux bouts de corde à un poteau de bois enfoncé dans le sable près du rivage, afin que le courant de la mer ne pût entraîner la cage; sur la moitié de l'ouverture de celle-ci, je posai une toile dans laquelle j'avais pratiqué deux trous en guise de lunettes, pour voir sans être vue; ensuite je déposai dans la cage huit poulpes de l'Argonauta sans leur coquille, ainsi que leur nourriture ordinaire. J'approchai ma barque de ladite cage, afin d'observer mes poulpes; je vis ces pauvres animaux, très-inquiets, chercher en tous sens dans la cage leur coquille, leurs bras membraneux traînant à terre ou pendant dans l'eau. On voyait qu'ils n'étaient pas habitués à nager sans leur coquille. Je les visitai le lendemain et les trouvais morts. Je répétai plusieurs fois cette expérience, et le résultat fut le même; seulement ils mourraient plus ou moins vite; je me suis ainsi assurée qu'ils n'ont jamais cherché à recommencer une autre coquille.

Pour m'assurer que le poulpe commun, Octopus vulgaris Lamarck, n'avait aucun rapport avec le poulpe de l'Argonauta, j'en pris plusieurs, je les introduisis dans une cage où il y avait des Argonauta; les poulpes communs restèrent parfaitement tranquilles. J'observai en même temps les Argonauta; ils ne cherchèrent pas à s'approcher des poulpes communs; ces derniers, après avoir dévoré les vénus que j'avais mises pour la nourriture de mes Argonauta, sortirent en faisant glisser leurs corps et leurs bras à travers les barres de la cage. J'ai répété ces expériences, et le résultat a toujours été le même.

 

 (Page 22) Il était inutile de faire ces expériences, car le poulpe commun a deux sexes bien distincts, masculin et féminin, et il y a dans les oeufs un caractère spécial, ce dont on peut s'assurer en comparant les oeufs de ces deux céphalopodes: les oeufs du poulpe commun sont ovales et plus gros; il les dépose contre les murs, rochers et plantes marines, en forme de grappes. Le poulpe de l'Argonauta conserve ses oeufs dans sa coquille. Après beaucoup de recherches pour m'assurer si ces animaux étaient d'un sexe différent, tout ce que j'ai pu découvrir, c'est que les mêmes espèces de poulpes se trouvaient toujours dans la coquille de l'Argonauta, ainsi que des oeufs suspendus au tournant de la spire de la coquille, et toujours sur les oeufs le petit parasite dont je vais faire mention.

Tous les Argonauta que j'ai examinés, qui ont été au nombre de plus de mille, m'ont donné le même résultat.

Le petit céphalopode, unibranchi-Poweri, a la forme de la pointe d'un des bras non membraneux du poulpe de l'Argonauta. De petites ventouses qui partent de la pointe de son corps, en couronnant la tête, redescendent de l'autre côté jusqu'à ladite pointe. On voit dans le centre de la tête une petite tache noire que je crois être la bouche; une autre tache noire longitudinale contient les intestins. Voici toute la description que je puis donner pour le moment de ce petit animal. J'en avais une quantité que je conservais dans l'alcool pour en faire l'anatomie à mon arrivée à Londres; le petit bocal dans lequel je les avais déposés se trouva cassé, et les petits animaux corrompus. Je crois que M. le professeur Owen doit encore en avoir. En 1839, j'envoyai plusieurs de ces petits mollusques au professeur Gabrielle Costa de Naples pour en faire l'anatomie. Il m'écrivit qu'il ne les avait pas reçus. Ce petit céphalopode que j'avais pris dans mes observations pour

 

(Page 23) un petit poulpe, se trouve toujours sans aucune exception sur les oeufs de l'Argonauta, et n'ayant jamais rencontré de mâle parmi les Argonauta, j'ai réfléchi sur ce petit animal, j'ai communiqué mes réflexions à plusieurs de mes amis, et je suis portée à croire que ce petit animal sort de l'oeuf même du poulpe de l'Argonauta, et qu'il en est le mâle. En 1834, j'en pris plusieurs sur les oeufs de l'Argonauta, je les mis (après les avoir mesurés) dans un récipient: le lendemain, ils avaient 4 millimètres de plus; le troisième jour; ils acquirent 3 centimètres de longueur, et 4 millimètres de largeur à la partie de la tête. Je n'en ai pas vu de plus gros que ce dernier.

Si la coquille de l'Argonauta n'appartenait pas au poulpe qui l'habite (comme la majeure partie des naturalistes le prétend), se trouvant emprisonnés dans la cage où je les retenais depuis plus de trois mois, ils auraient pu se glisser à travers les barreaux de la cage, qui étaient suffisamment écartés pour permettre aux poulpes de fuir sans leurs coquilles et d'aller chercher ailleurs une autre coquille semblable (qu'un célèbre naturaliste dit appartenir au carinaire), d'en détruire l'animal et de s'emparer de sa coquille; mais pour cela, comme le fait observer le célèbre professeur Owen, il faudrait qu'il en changeât au fur et à mesure qu'il grandit.

Il est étonnant qu'on n'ait pas encore découvert cette espèce de carinaire, car il doit être d'une grande dimension pour avoir une coquille telle que celle de l'Argonauta Argo, qui acquiert souvent plus de 20 centimètres de longueur.

Je puis affirmer que dans l'espace de dix années, j'ai souvent renouvelé toutes ces expériences; je ne les note pas pour éviter d'inutiles répétitions.

 

(Page 24) Par toutes ces expériences, je crois avoir résolu ce problème sur l'Argonauta qu'on cherchait à résoudre depuis plus de deux mille ans. (1)

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(1) Les Argonauta qui ont servi à  mes expériences sont déposés au musée de l'académie de Catania; mais la majeure partie a été remise au professeur Owen, qui les a placés au musée du collège royal des chirurgiens, Lincolns Innfields, à Londres, où l'on peut les voir. Outre les Argonautas donnés par moi aux sociétés scientifiques, à mes correspondants et à mes amis, qui étaient nombreux, j'en possédais une quantité conservés dans l'alcool, et d'autres Argonauta qui avaient aussi servi à mes expériences; mais j'ai eu le malheur de les perdre dans un naufrage, ainsi que tous les objets d'histoire naturelle et d'antiquité qui composaient mon riche cabinet.

 

D'ici peu de temps, je publierai des observations très-intéressantes sur d'autres animaux marins, ainsi que sur un quadrupède vivant et sur les fossiles.

 

(Page blanche

Page 26)

A Madame Power (lettre)

 

Madame,

D'après le sujet qui vous intéresse, et comme preuve de l'exactitude de vos observations sur la manière dont le poulpe de l'Argonauta Argo forme sa coquille, je prends la liberté de vous faire part que j'ai en ma possession un Argonauta tuberculosa, qui au premier temps d'accroissement eut ses bords rompus en presque totalité et d'une manière très irrégulière. Ils se trouvaient  comparativement irréguliers au commencement de leur réparation, mais à une distance de deux pouces environ de la partie rompue, le bord est actuellement revenu aussi parfait, aussi régulier que s'il n'eût éprouvé aucun accident; un des petits tubercules marqués sur le côté droit de l'ouverture a presque disparu, et celui sur le côté gauche est plus gros et mal formé; les petits tubercules pourtant ont repris leur régularité et leur netteté.

Je suis, Madame,

Votre très obligé,

G-B SOWERBY

 

(Page blanche

Page 27)

APPENDICE

 

Monsieur le chevalier Alban de Gasquet, capitaine de frégate, se trouvant à Messine au commencement de 1835, vint me voir différentes fois, accompagné des officiers de sa frégate.

Lui ayant fait part de mes découvertes concernant l'Argonauta, il les trouva très intéressantes, et me dit que je devrais les envoyer à l'Institut de Paris; qu'il avait un ami, M. Rang, officier au corps royal de la marine, qui se chargerait volontiers de les présenter en mon nom à l'Institut. Je lui remis donc sur l'Argonauta Argo une copie en italien écrite de ma propre main et accompagnée d'une lettre à l'adresse de M. Rang, laissant ignorer à M. Rang et à M. de Gasquet que le contenu dudit mémoire avait été lu en 1834 à l'Académie Gioenia de Catania, comme l'on peut le voir par les journaux cités ci-après.

Peu de temps après, je reçus avis de M. de Gasquet que mon mémoire et ma lettre avaient été exactement remis à M. Rang. N'ayant pas reçu de réponse de M. Rang, quoiqu'il se fût écoulé un laps de temps assez long, je lui écrivis de nouveau; il garda un silence obstiné.

Me trouvant à Londres en avril 1837, j'appris que M. Rang, abusant de la confiance que j'avais eue en lui, et profitant de mes observations, avait écrit une note sur l'Argonauta Argo en date

 

(Page 28) de 1837, c'est-à-dire trois ans après mes publications de Catania, et deux ans après l'envoi que je lui fis de mon mémoire (1).

Après cela, je ne puis me rendre compte comment M. Rang a pu insérer le passage suivant dans sa note présentée à l'Institut par M. de Blainville en 1837, page 11 (2)

" Nous vîmes M. de Blainville, et nos observations le frappèrent; il consentit à remettre une note de  notre part sur le bureau de l'Institut, et voulut bien se charger avec M. Duméril d'être le  rapporteur de nos observations. M. de Blainville avait alors entre les mains les observations intéressantes que Mme Power venait de  faire sur l'Argonauta, et qui nous avaient conduit à de nouvelles découvertes".

M.Rang prétend avoir découvert en 1837 l'usage des membranes du poulpe de l'Argonauta Argo, découverte que j'avais déjà faite en 1833 et qui avait été lue en 1834 à l'académie Gioenia de Catania, et sur laquelle le professeur C. Maravigna avait fait un rapport inséré dans le Journal du cabinet littéraire de l'Académie Gioenia de Catania, en décembre 1834. Un autre rapport avait encore été fait dans le même journal par les professeurs Ch. Gemmeliaro et di Giacomo.

On voit bien que M. Rang n'a pas connu l'usage des susdites membranes, puisqu'il ne dit pas qu'elles servent à la fabrication et à la réparation de la coquille. Il prétend que la membrane ne sert absolument que pour maintenir la coquille afin qu'elle n'échappe pas au poulpe, tandis qu'elle sert, comme je le dis dans mon mémoire, à la fabrication et à la réparation de la coquille brisée.

Le poulpe nage avec les bras membraneux en dedans de la coquille ou sur la coquille, selon son caprice. Il nage, l'extrémité des membranes appliquée sur les spires de la coquille, et quand la mer

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(1) Il paraît qu'il a mal interprété la note qui lui avait été confiée, comme on peut s'en apercevoir à la façon dont il a traité la question.

(2) Voir "Documents pour servir à l'histoire naturelle des céphalopodes", par M. rang.

 

(Page 29) est calme et qu'un vent léger les enfle, on voit naviguer sa petite embarcation.

Je ne m'amuserai pas à critiquer la note de M. Rang; je crois, du reste, que ce serait un travail parfaitement inutile, car pour tout le monde les études de M. Rang n'ont même pas l'ombre de la vraisemblance; et quoiqu'il ait eu entre les mains, comme il le dit lui-même, les observations antérieures que j'avais faites, il n'est pas arrivé à livrer au public des études qui dénotent en lui le moindre mérite;  cependant, je me permettrai quelques observations sur les fautes graves qui existent dans sa note. Non-seulement ses observations sont erronées, mais ses dessins sont incorrects, et la manière dont ils sont représentés démontrent parfaitement que M. Rang n'a pas étudié avec cette minutie et cette persévérance qui sont nécessaires pour arriver à une connaissance exacte des moeurs et des habitudes de cet animal; c'est pourtant ce que M. Rang veut nous faire croire. Il n'a donc pas réussi dans ses observations, et pour arriver à un résultat pareil, il n'était pas nécessaire de prendre à mon égard un ton protecteur, car quoique mes études soient antérieures, elles sont sérieuses, exactes, et l'animal, tel que je le présente, a le mérite du naturel. Je le reproduis tel que je l'ai vu, tel qu'il existe, et tel que tout observateur le verra.

Le dessin de M. Rang qui représente l'Argonauta rampant sur le dos, pl. 86, est faux.

Jamais l'Argonaute ne lève ainsi les bras en l'air.

Le corps et les membranes ne sont pas d'un brun foncé.

Les taches rouges enjolivent très-bien, mais elles n'existent pas.

Les six bras ne sont pas proportionnés.

Les deux bras membraneux qui se trouvent étendus sur la coquille ne présentent jamais ces taches rouges ni cette vilaine raie bleue (voir ma description).

Dessin 87. Les huit bras sont représentés de la même longueur, tandis qu'il y en a deux, à droite et à gauche des yeux, qui sont beaucoup plus courts.

Le siphon n'a que la moitié de la grosseur nécessaire.

 

(Page 30) Les œufs ont parfaitement l'air de branches d'arbustes. M. Rang a l'intention de leur donner la forme d'une grappe de raisin; mais est-il possible que des oeufs qui sont réunis par des filaments très-minces et d'une matière molle puissent se soutenir en l'air comme une branche d'arbuste? Si l'on prenait une grappe de raisin, bien que son bois soit plus fort que les filaments d'une matière gélatineuse qui réunissent les oeufs, en tenant la pointe de la grappe en l'air, les raisins ne se maintiendraient pas, ils se pencheraient.

Dessin 88. Mêmes fautes pour les oeufs; la coquille est mal dessinée, et le côté de la membrane qui couvre la grande ouverture de la coquille est orné de ventouses qui n'existent pas.

Ensuite M. Rang dit page 23: "Nous avons cru reconnaître que dans ses mouvements en pleine eau, " le poulpe de l'Argonauta se tenait le dos en haut, et par conséquent le tube locomoteur en bas; cependant, il est vrai de dire que nous ne l'avons pas vu constamment ainsi".

J'affirme que la position du poulpe dans sa coquille ne varie jamais.

M. Rang dit encore, page 52, n°5: "L'animal et la coquille sont constamment dans une grandeur proportionnelle"

J'affirme que cela n'est pas, comme je l'ai noté dans mes mémoires; quand le moment de la fécondation arrive, ils agrandissent leur coquille de plus d'un tiers, afin de laisser dans le fond de la spire l'espace suffisant pour retenir les petits poulpes qui tombent de la masse d'oeufs.

Enfin M. Rang s'est beaucoup étendu sur ce sujet-là; il a beaucoup parlé pour ne rien dire d'exact.