La Dame des Argonautes

Extrait de      " BULLETINS DE LA SOCIÉTÉ

 

DES LETTRES, SCIENCES ET ARTS

 

DE LA CORRÈZE "

 

 

 

La Dame des Argonautes *

                    

          Une chanson limousine des plus populaires reprend le thème, souvent traité par le folklore, de la vertueuse bergère qui repousse les avances d'un seigneur bien trop entreprenant. Tout bien réfléchi, la mignonne préfère son ami François, et le riche tentateur, même après douze couplets, ne l'en fait pas démordre.

         Les Juillacois ont aussi chanté cette rengaine, et la chantent encore, sans réaliser qu'une bergère de leur bourg a écouté le beau seigneur et qu'elle s'en est fort bien trouvée.

        Son histoire, tombée incompréhensiblement dans l'oubli (1), mérite d'être rappelée. Si les amateurs de contes y trouveront leur affaire, les érudits n'y perdront pas leur temps car cette femme hors du commun ne s'est pas contentée de jouir passivement de sa chance. Après bien des années d'études opiniâtres et d'acharnement, la petite villageoise, si elle est devenue riche, est aussi devenue la femme de science et l'érudite qui devrait servir de modèle à bon nombre de ses semblables.

          Quand Jeanne Villepreux vient au monde, en 1794, (le 4 vendémiaire de l'an III), la commune de Juillac a été promue chef-lieu de canton depuis peu. Subdélégation de 25 paroisses jusqu'à 1790, ses foires réputées rythment le cours des mois et des saisons. Celle de la Saint-Mesmin dure même deux journées entières. Autorisée par un acte du 25 février 1322, elle est le grand événement de l'année et le paradis pour les enfants.

          Sur l'acte de naissance de sa fille, Pierre Villepreux, dit Larivière pour le différencier de l'autre branche dite Lavialle, fait mentionner avec fierté la profession de "salpêtrier". Il est, en effet, un des deux volontaires que la toute puissante Société Populaire locale a envoyés à Tulle apprendre le salpêtre, cette poudre précieuse demandée à grands cris, et en quantités de plus en plus grandes, par les 'Armée de la République aux abois sur la frontière. Peu avant la naissance de Jeanne, la première livraison de l'atelier communal a été le prétexte d'une joyeuse fête sur la pelouse du château (2) où les Juillacois se promènent quand le temps est beau et dansent aux grandes occasions.

          Pour réveiller les ardeurs salpêtrières que les admonestations et les menaces ne suffisent pas toujours à entretenir au niveau souhaité , Chérubini, le compositeur chéri de Paris et des révolutionnaires, sera lui-même mis à contribution en 1798. On lui doit ce chef-d'œuvre dont un passage peut être rapproché de ce que va vivre notre enthousiaste salpêtrier.

         Mettons fin à l'ambition

                   De tous ces rois, tyrans du monde

                   De ces pirates d'Albion

                    Qui prétendaient régner sur l'onde

        Avec, pour refrain:

                   Il ne nous faut, il ne nous faut,

                   Il ne nous faut que du salpêtre (3)

          C'est justement à un de ces "pirates d'Albion", venu d'au-delà des mers, que les Villepreux devront beaucoup plus que ce qu'ont pu rapporter quelques années salpêtrières.

          En réalité, le père de Jeanne était cordonnier de métier, et c'est cette profession qui figure sur les actes postérieurs à la Révolution. Un de ses fils prendra même sa suite.

         Les Villepreux ne sont pas pauvres. Ils sont propriétaires de leur maison située sur la Place de l'église, au cœur du bourg, et de quelques lopins de terre. Jeanne Nicot, l'épouse de Pierre qui a dû faire sa connaissance pendant son temps à l'armée, est une limougeaude de bonne éducation et bien dotée. Son nom figure sur la liste des quelques Juillacoises que la Société Populaire juge capables de remplacer, dans ce temps de crise, les instituteurs défaillants de la Fondation Dubois. C'est en effet un legs de Jean-Baptiste Dubois, neveu du célèbre cardinal et fondateur de l'Hospice de Brive, qui avait assuré, jusqu'à la Révolution, l'entretien des deux enseignants communaux. Juillacois d'origine par une grand-mère, l'abbé avait réservé une partie de l'énorme fortune héritée de son oncle pour cette noble tâche.

          Il est donc normal d'attribuer à la mère de Jeanne le mérite d'avoir éduqué sa fille aînée qui savait, à 18 ans, lire et écrire sans faire trop de fautes. Le fait est notable car le frère et la soeur, venus plus tard, n'ont pas eu cette chance, leur mère étant morte trop tôt pour leur rendre le même service. Adultes, ils ne sauront même pas signer leur nom.

          Lorsque Jeanne a 10 ans, son père commet une très grosse bêtise qui a dû avoir bien des conséquences fâcheuses pour la grande voyageuse que sera sa fille. Lors du décès d'une petite Gabrielle, il se trompe dans sa déclaration à l'état-civil et fait inscrire le prénom de Jeanne qui se retrouve ainsi officiellement morte à l'âge de cinq ans ; l'erreur ne sera jamais réparée. Il faut dire que pour le père, et pour tout un chacun, Jeanne est Lili et seulement Lili, sa petite soeur décédée étant tout autre chose. Les prénoms étaient peu employés à cette époque où le même nom de baptême se transmettait de génération en génération. Les généalogistes ne le savent que trop!

          Ce n'est donc pas par fantaisie, ou pour suivre une mode quelconque, que Jeanne va devenir officiellement Jeannette dans les années qui suivent. Quand l'erreur a-t-elle été découverte?

          Un autre événement, très important dans la vie de la jeune fille, est le remariage de son père. Veuf à 40 ans, celui-ci convole, deux ans plus tard, avec la fille d'un ancien directeur du Haras de Pompadour qui est toute jeunette.

         Il faut supposer qu'il avait beaucoup de charme cet homme de 42 ans, et chargé de trois enfants, pour se faire aimer d'une jeune femme de 23 ans et d'origine, pour lui, aussi flatteuse!

          Jeanne, petite fille de treize ans qui jouait depuis deux ans le rôle de mère pour un frère et une soeur, et la nouvelle arrivante, jeune bourgeoise habituée à être servie, se sont-elles entendues bien longtemps ? On peut en douter car ni la belle-mère ni les quatre demi-frères et sœurs issus de ce deuxième lit, ne paraissent dans ce que nous avons retrouvé de documents relatifs aux libéralités ultérieures de notre héroïne .

       Lorsqu'elle part pour Paris, Jeanne a 18 ans.                         

       La légende, qui en fait une bergère, dit que c'est à cause d'une idylle refusée par la famille d'un soupirant fortuné que l'éloignement est devenu préférable.

         Il est étonnant que Jeanne ait pu être bergère. Quel petit Juillacois n'a pas gardé les vaches ou les moutons, au moins de temps en temps? Il n'a jamais été jugé utile dans la région de dépenser ses sous pour payer un personnel aussi facile à remplacer par des enfants, ceux-ci ne demandant pas mieux. Quelle belle opportunité pour échapper aux parents, à l'école et aux corvées familiales. Libres dans la campagne et souvent rejoints par leurs amis, ils passaient là quelques uns de leurs meilleurs moments. Peut-on rêver plus belle occasion d'éveil à la nature? De plus, pour Juillac, une Villepreux était de bonne famille et n'aurait certainement pas servi chez les autres. L'histoire de la pauvre Cendrillon et de son prince charmant est tentante mais celle de Jeanne est assez belle pour n'avoir pas besoin que l'on rajoute à ses mérites.

          A l'époque du départ, en 1812, les contrôles d'identité sont continuels sur les routes où règne la méfiance, et personne ne voyage sans un passeport intérieur en bonne et due forme. Jeanne, toujours mineure, ne peut pas partir sans un tuteur. C'est donc un cousin , convoyeur de troupeaux et familier du trajet , qui la prend en charge pour le long voyage jusqu'à la capitale. La jeune fille sait marcher longtemps et nous en aurons la preuve.      

        Rien n'est connu sur le voyage jusqu'à Orléans mais, là, un document conservé nous apprend que le tuteur occasionnel se montrant beaucoup trop pressant, Jeanne se réfugie auprès de la police.

         Elle était très belle, parait-il!

         Désormais sans tuteur, la voyageuse doit attendre, pour reprendre la route, de nouveaux documents. Quand les papiers arrivent enfin de Juillac, beaucoup de temps a passé‚ et la place escomptée à Paris n'est plus libre.

         C'est en errant inoccupée dans les rues de la capitale que Jeanne rencontre sa première chance.

         En extase devant l'élégante devanture d'une modiste en vogue de l'époque, elle est remarquée par la patronne, sans doute également peu occupée, qui l'aborde et engage la conversation. Charmée par ce qu'elle voit et ce qu'elle entend, elle embauche aussitôt la passante à son service. N'est-ce pas merveilleux?

         Les progrès de la jeune ouvrière ont dû être rapides puisque c'est elle, en 1816, qui est chargée des broderies de la somptueuse robe de mariage de la future duchesse de Berry, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile , qui épouse Charles Ferdinand de Bourbon Berry, neveu du Roi. Un événement!

         Le Tout-Paris s'enflamme et s'extasie; la brodeuse est à l' honneur. Elle devait être, en effet, remarquablement adroite car quelques planches de sa main, conservées par le Muséum d'Histoire Naturelle de Paris, montrent un remarquable talent pour le dessin et la peinture.

         C'est l'engouement mondain pour tout ce qui touche au noces princières qui lui fait rencontrer un jeune et riche Anglais des Antilles. Celui-ci pourrait bien être venu à Paris expressément pour la cérémonie, puisque, comme la mariée, il vient du Royaume des Deux-Siciles où il est négociant et où nous savons qu'il fréquentait le meilleur monde.

         D'origine irlandaise James Power est né à la Dominique, une petite île entre la Martinique et la Guadeloupe. Les Espagnols y ont été les maîtres un temps, puis les Français et enfin les Anglais. On s'y est beaucoup disputés. Si l'anglais est la langue officielle, le français et le créole y sont parlés couramment. C' est une chance pour notre héroïne car, mis à part le français et surtout le patois limousin, ses talents linguistiques ne devaient pas être encore très évidents.

         Le riche négociant qui épouse Jeanne en 1818 à Messine n'est pas un vieux barbon qui s'est enflammé pour une belle et tendre jeune fille. Son acte de décès permet de calculer qu'il doit être né en 1791, seulement trois ans avant sa bien-aimée . Le fait qu'il soit Anglais et , qu'en 1818, Waterloo ne soit vieux que de trois ans , n'a pas dû enthousiasmer sur le moment , et même bien plus tard , la population juillacoise où , comme partout ailleurs , les vétérans de la Révolution et de l'Empire faisaient retentir les auberges de leurs exploits passés. Pour l'Entente Cordiale , il faudra encore attendre quatre-vingts ans .    

         Dans un de ses ouvrages, édité en Italie, Jeanne fait figurer les armes de son mari qui aurait eu un titre, mais rien ne permet, pour l'instant, de dire lequel. Vérification faite, les armes représentées correspondent effectivement à une branche de la famille Power, vaste famille très irlandaise et très catholique (4). Pour Juillac, Jeanne était "lady Power" pour les uns et "la Power" pour les autres, car la jalousie et le dépit n'ont jamais rendu personne aimable. Il est un fait que la particule qu' elle a placée souvent devant Villepreux est loin d'être justifiée.

         Même si Jeanne avait consacré le temps libre de ses six années de couture à compléter son pauvre bagage intellectuel de petite villageoise, c'est à Messine que, devenue Mrs Power, elle accomplit son formidable travail autodidacte. Elle publiera aussi bien en italien qu'en anglais et en français ; ses écrits comprennent des citations latines et grecques. Si la fortune du ménage permettait le recours à tous les professeurs nécessaires, il n'en reste pas moins que cela représente bien des années de travail acharné et un désir de promotion qui force l'admiration.

         Combien de femmes bien mariées ont-elles réagi de même? Il est vrai, qu'à cette époque, on ne leur en demandait pas tant!

         Jeanne doit beaucoup à son habitude des longues marches. C' est un entraînement que n'aurait pas eu une demoiselle d'une autre condition. Dans un de ses ouvrages, elle a écrit (5):

         "J'ai parcouru à pied et dans tous les sens, province par province, plusieurs fois toute la Sicile pour faire des collections d'histoire naturelle et d'antiquité (6). Ces recherches me servirent également pour écrire un ouvrage scientifique, historique et statistique sur la Sicile et les mœurs de ce pays ."

         Ce livre, "Guida per la Sicilia" (7) est signé Giovanna Power nata Villepreux, et il est daté de 1842. C'est un ouvrage important et de grande érudition. Il est rédigé en italien et dédicacé à la meilleure société des Deux-Siciles que le couple fréquentait. Le travail scientifique de Jeanne y était très apprécié et , apparemment, sa personne aussi. En 1837, le professeur Scigliani écrivait en effet (8) :            

          " La Sicile n'a pas à envier (les) nations puissantes et leur potentiel scientifique: les Cuvier, Lamarck, Blainville et Poli . Madame Jeannette Power, quoique n'étant pas native de Sicile, nous appartient par élection".

         Puis, plus loin: "Madame Jeannette Power est le plus bel ornement de Messine".

         Ces propos, sélectionnés parmi beaucoup d'autres aussi flatteurs, accompagnent un exposé admiratif sur les travaux de la naturaliste qui sont loin d'être négligeables . La petite villageoise est devenue une experte aussi bien en coquillages qu'en fossiles, en papillons et en Antiquité‚ en tout ce que la Sicile met à sa portée. Nombre de ses collections sont au Musée de Catane et il en resterait bien davantage si un malencontreux naufrage n'en avait détruit beaucoup.

         Dans le volume sur la Sicile déjà cité se trouvent des relevés topographiques originaux de sites antiques: Siracusa, Agrigento et Selinunte. Un ouvrage sur la région de Naples a été publié de même , Jeanne est infatigable.

         Habitant de longues années sur le port de Messine, c'est à l'océanographie qu'elle va finir par se consacrer essentiellement en y gagnant ses titres de gloire.

         Il est toujours hasardeux d'affirmer que quelqu'un est le père ou la mère d'une technique nouvelle mais il semble bien que l'on puisse considérer Jeannette Power comme la fondatrice de l'océanographie expérimentale si l'on se réfère à une déclaration que fit Mr Thomas Bell à la tribune du Collège des Chirurgiens de Londres, le 12 février 1839. A cette époque, l'expérimentation n'était pas encore systématique dans le domaine des sciences naturelles. Le travail des naturalistes se faisait surtout dans leur cabinet et sur des échantillons morts que leur adressaient des correspondants du monde entier. Le livre de Claude Bernard sur la "Médecine expérimentale" ne paraîtra que 26 ans plus tard.

         Le professeur Owen (1804-1892), que cite Mr Thomas Bell, n' est autre que le célèbre Richard Owen, l'un des créateurs de la paléontologie et de l'anatomie comparée au XIXème Siècle. Célèbre dans les pays anglo-saxons, il est peu connu en France où il mériterait d'être mieux apprécié, ne serait-ce que pour sa paternité des grosses bêtes qu'il a baptisées "dinosaures" et qui ont, en ce moment, la vogue que l'on sait.

         Du rapport de Monsieur Thomas Bell, on peut extraire le passage suivant (9):

         " Il a été présenté par Mr le professeur Owen, une collection du plus haut intérêt de l'Argonauta Argo composée des animaux et de leurs coquilles de diverses grandeurs , de leurs œufs dans des états variés de développement, et de coquilles fracturées en différents états de réparation, et sur lesquelles le professeur Owen a commenté, et à qui le tout avait été envoyé à cette fin par Mme Jeannette Power. Mr Owen a dit que ces objets faisaient partie d'une grande collection, illustration de l'histoire naturelle de l'Argonauta ...

         Cette collection avait été formée en Sicile en 1838 , par Mme Power".

         Plus décisives encore sont ces lignes extraites de l'introduction que le professeur Owen écrivit lui-même, en 1858, pour son mémoire "Mollusca":

         " La connaissance des diverses variétés de mollusques vivants et de leur embryologie, a fait de grands progrès, qui ne peuvent aller qu'en augmentant , depuis qu'on a pris l'habitude de les enfermer dans des réceptacles clos d'eau de mer ou d'eau fraîche. Poli, Montagu, et d'autres naturalistes avant eux, habitant les bords de la mer, ont fait usage de grands vases d' eau de mer fréquemment renouvelée, pour garder en vie les Zoophytes qui faisaient l' objet de leurs études.   Mais, ainsi que le prouve le témoignage du professeur Carmelo Maravigna, communiqué‚ au journal littéraire de l'Académie de Gioenia, à Catane (déc. 1834), c'est à Mme Jeannette Power (née de Villepreux) que revient particulièrement l'honneur de la découverte et de l'application raisonnée des réceptacles appelés aujourd'hui Aquaria, propres à l'étude des animaux marins en général et des mollusques en particulier.                          

       On doit à Mme Power trois genres de ces appareils, le premier en verre, disposé pour la conservation et l'étude des mollusques vivants, dans un cabinet; le second, aussi en verre, muni d'une armature extérieure qui permet de les submerger dans la mer comme de les en faire sortir pour l'observation; enfin un troisième modèle approprié aux mollusques de plus grande dimension qui pouvait être immergé dans les bas fonds de la mer avec des ancres, la partie supérieure se trouvant assez hors de l'eau pour que l'on pût étudier les mollusques qui s'y trouvaient .

         Ce furent ces trois modèles, dont le premier a reçu le perfectionnement des Aquaria (10) en usage aujourd'hui, qui servirent à Mme Power, de 1832 à 1842, pour ses observations à Messine, en Sicile" .

         Si l'on considère que le professeur Owen, infatigable voyageur et naturaliste éminent était bien placé pour connaître la préexistence de toute autre forme d'aquarium au moment où il publiait ce texte, on peut attribuer à la petite Corrézienne, sur ses dires, la création du premier laboratoire marin.                        

         Le professeur Scigliani nous apprend en plus (8) :

         " qu'elle a composé un liquide de son invention pour conserver, sans aucune altération, les poissons de nos mers dont elle est pourvue abondamment .

         Sur l'efficacité de son travail, c'est un autre italien, le professeur Maravigna, qui déclare, en 1837:

       " Plusieurs faits du plus haut intérêt furent mis en évidence grâce aux savantes et persévérantes recherches de la naturaliste, par le moyen de l'application des "Gabiolines à la Power, nom que l'Académie Gioenia a donné à ses Aquaria";

         Puis:                  

       " Elle détermina la question du véritable rapport de l'Argonauta (Paper Nautilus), avec la coquille en forme de bateau qu'il habite. Elle a démontré la première que les bras membraneux qu'on désignait sous le nom de voiles se trouvaient effectivement appliqués sur l'extérieur de la coquille, et confirma que ceux-ci étaient les organes qui formaient et réparaient la coquille."                        

         C'était précisément sur l'origine de cette mystérieuse coquille que les plus grands naturalistes se disputaient depuis l'Antiquité où des textes mentionnent déjà. l'étrange animal en lui prêtant des facultés plus merveilleuses que réalistes. Si Lamarck ,Montfort et Ranzani penchaient pour une coquille fabriquée par l'Argonaute, Mr de Blainville croyait à l'adoption d'une dépouille marine, à l'exemple du Bernard-l'Ermite. Quant à Mr le baron Cuvier, il se gardait bien de se prononcer.                        

         L'autre découverte de Jeanne, dans le même domaine, est l' existence d'un mâle très différent de la femelle, seule concernée par la fameuse coquille. Beaucoup plus petit et assez dissemblable, il n'avait pas encore été remarqué.                      

         Si le rôle de Jeanne est déterminant pour l'étude de l'Argonaute, c'est au Phronima, dit "crabe tonnelier" qu'elle doit sa consécration officielle. Le Phronima est un petit crustacé qui , au contraire de l'Argonaute, emprunte le petit tonneau transparent, dans lequel il élève sa progéniture, à des débris végétaux des fonds marins. Dans le Catalogue des Crustacés Italiens de Fr.Gugl.Hope, l'animal est   baptisé "Carcinoccocus   Poweriae".                      

         Jeanne a , de même étudié la résection des tentacules des poulpes, la digestion de la Bulla Lignaria , l'Astérias ou Etoile de mer... entre autres (9) . Tout cela bien avant la grande mode de l'océanographie qui ne commencera qu'en 1870, avec la publication du célèbre "Vingt mille lieues sous les mers" de Jules Verne.                        

         Grande amie des pêcheurs siciliens, elle avait leur estime.

         A la fin de sa vie, la naturaliste correspondait avec 18 académies des sciences, d'Italie, de France et d'Angleterre.                        

         En 1867, elle fait cependant une grosse erreur:

        " Encouragée par "plusieurs savants de leurs amis", elle publie quelques pages intitulées "Observations sur l'origine des corps météoriques, aérolithes, bolides" où elle se donne beaucoup de mal pour prouver que rien ne tombe du ciel et que les météorites et autres cailloux prétendus de l'espace ne sont que des pierres soulevées et transportés par les trombes. Elle affirme avoir vérifié plusieurs fois directement ce phénomène en Sicile.                  

         C'est probablement vrai mais elle n'aurait pas dû généraliser.

         En 1847, nous retrouvons le couple Power à Paris. En 1842 il était à Naples, et en 1845 à Londres. Pourquoi a-t-il quitté Messine où il était resté si longtemps?                        

         L'histoire de la Sicile nous apprend que la famille royale entreprit la reconquête de l'île en 1848, après un violent bombardement de Messine, et une terrible répression. Les Power étant partis bien avant, on peut penser que c'est plutôt l'agitation autonomiste qui a été la cause de leur départ .                        

         Différents documents laissent penser que le couple venait, au moins de temps en temps, à Juillac. Il y a une trace, chez le notaire du lieu, du passage de Jeanne en 1845, pour la régularisation des affaires de famille après le décès du père. En 1844, leur maison est détruite pour la percée de la route vers Ayen.                      

         Etablie à Paris, la naturaliste ne semble plus avoir eu d' activités scientifiques particulières, si ce n'est la publication de ses travaux antérieurs, en 1856 et 1860.                        

         Nous retrouvons, par contre, James son mari, dans des activités tout à fait nouvelles. Il est devenu le représentant, pour la France, de la "Société du Télégraphe Sous-marin entre la France et l'Angleterre".                        

       Ce sont, en effet, les anglais qui réussissent à établir, dès 1851, la première liaison télégraphique sous la Manche. Elle marque le début des transmissions intercontinentales. Les Britanniques en garderont longtemps l'avantage et rien ne se fera dans ce domaine sans leur intervention compétente.                        

       Mais l'aventure industrielle ne s'est pas faite en un jour et les audacieux promoteurs ont souvent payé cher leurs paris.                  

         La deuxième aventure, la liaison vers Alger par l'Italie, la Corse et la Sardaigne, sera une catastrophe financière. Le couple Power qui a misé sur la réussite y perd ce qu'il a engagé, soit 8.250fr de l'époque qu'il ne reverra plus.                      

         Ce n'est heureusement pas la ruine.            

         Pendant de longues années, les Power vivront à Paris où James jouit d'un appartement de fonction dans les différents immeubles que la Société loue pour son siège.                      

         Sur la fin du couple, bien des changements doivent être apportés à la version, plusieurs fois reprise par les biographes précédents.                        

         Il est dit, et répété que Jeanne, devenue veuve, a été spoliée de l'héritage par des nièces anglaises et que, pauvre, elle s'est réfugiée dans   son   Juillac natal.

         Nouvelle médisance!                      

         Jeanne n'a jamais été veuve de James puisqu'il est mort en 1872, un peu moins d'un an après elle, dans l'immeuble du 58 rue de l'Université, siège de la Société des Télégraphes, où le couple était toujours domicilié. Son acte de décès, conservé à. Paris, et l'inventaire post mortem de l'appartement, retrouvé grâce à l'amabilité des Archives de la ville de Paris, donnent toutes les précisions nécessaires.                      

         Jeanne est bien décédée à Juillac mais l'explication, plus que probable, est qu'elle s'y était réfugiée pour fuir le terrible Siège de Paris. Elle est morte en effet le 26 janvier 1871, la veille de la reddition de la Capitale. L'acte de décès lui attribue l'âge de quatre vingt un ans, mais une simple soustraction prouve que c'est soixante seize qu'il faut lire.                      

         La légende de sa mort, avant celle de sa femme, n'en est que plus surprenante.                        

         Il est écrit, aussi, que malgré son âge avancé, il s'était engagé chez les défenseurs de Paris. De nationalité anglaise, donc neutre, et toujours en fonction pour une société britannique, malgré ses 80 ans, il n'avait aucune raison de le faire.

         En 1861, Jeanne avait fait un testament, déposé à Juillac, laissant tout ce qu'elle aurait au moment de son décès "à son "cher époux". Le couple n'ayant pas eu d'enfants, c'est donc normalement qu'après la mort de James, en janvier 1872, l'héritage est parti pour la Dominique où il y avait effectivement , à Roseau, la capitale, deux nièces et une demi-sœur.                      

          James a-t-il rejoint Jeanne dans la chapelle du cimetière juillacois de Plumoiseau? Nous n'avons pas encore pu le prouver.                  

         Faute d'entretien par la famille, le beau monument a été vendu aux enchères en 1916 et récupéré par le riche entrepreneur local.                        

         Ce qui restait du caveau a été ravagé impitoyablement, avec les autres tombes du Vieux cimetière, par un bulldozer communal, il y a une vingtaine d'années, pour l'édification d'une zone artisanale au succès douteux, encore aujourd'hui.                      

         Il n'y en a pas ; pas plus que de Jean-Baptiste Dubois qui a financé‚ pendant près de cent cinquante ans l'instruction des petits juillacois.                        

                                                                                           Cl.Arnal

                                                                                          Avril 1994

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                                                         NOTES

           * Voir dans ce même bulletin (année 1899) l'article de A. Rebière "Madame Power, une naturaliste oubliée".  

   (2) "Notes sur Juillac" de Cyrille Laplanche (Arch.Corr.) p.190

         (3) "Musique des fêtes et cérémonies de la Révolution française" de Constant Pierre - Paris Imp.Nat. 1899, p.449, n° 91

         (4) "General Armory of England, Scotland, Ireland, Wales" (1884)

         (5) "Observations sur l'origine des corps météoriques, aérolithes, bolides" Impr. A.Chaix (1867)

         (6) Pour juger la performance, il faut préciser que la Sicile est trois fois plus grande que la Corse. Elle est, plus ou moins, un triangle de 270, 250 et 170 kilomètres de côtés.

       (7) Bibliothèque Nationale. Paris.

         (8) "Passatempo per le Dame" - Palermo- Anno V, Num.I.

         (9) "Observations et expériences physiques" de Jeannette Power , Bibliothèque Nationale ,   British Museum , Royal Society , Smithonian Institute , Academia Gioenia de Scienze, etc

         (10) Le J.O employait encore, en 1874, le pluriel "aquaria" alors que Littré préconisait "aquariums" .