Une naturaliste oubliée 

 

Bulletin de la société des lettres de la Corrèze

- 1899 –

 

MADAME POWER

 

UNE NATURALISTE OUBLIEE

 

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Lorsque nous avons préparé notre livre sur Les Femmes dans la Science (1), nous avons tenu en main un mémoire intitulé : Observations et expériences physiques sur plusieurs animaux marins et terrestres, par Mme Jeannette Power, née de Villepreux, à Juillac (Corrèze). Il s'agissait d'une savante et d'une Limousine : Nous nous promîmes de faire quelques recherches sur la femme et sur son œuvre.

Après avoir consacré trente ans de sa vie aux sciences naturelles, correspondu avec les grands savants de son temps, fait partie des académies scientifiques et s'être signalée par une découverte importante, Mme Power a été injustement oubliée. 

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UNE COURTE BIOGRAPHIE

 

Une Charte de 856 signale déjà le village de Villepreux, dans l'Ile-de-France, près de Marly-le-Roi. Dans la longue suite des seigneurs de la localité, nous remarquons Ebrard de Villepreux, qui était avec Simon de Montfort au siège de Toulouse et Philippe, maître des eaux et forêts de France. La seigneurie passa plus tard aux familles connues de la Ballue et de Gondi. 

Parmi les de Villepreux de Guyenne, qui descendent de ceux de l'Ile-de-France, on peut citer un major de la ville de Bordeaux qui fut mêlé aux troubles de la Fronde et un jeune seigneur qui portait, dit-on, à Paris les lettres de la belle madame de Hautefort, notre compatriote. 

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 (1) Chez Nony, boulevard Saint germain, 63, Paris ; 2° édition ; 1877. 

 

Enfin, un de Villepreux, compromis dans la conspiration de Cinq-Mars, serait venu se cacher en Bas-Limousin, pour échapper à Richelieu. C'est de cet ancêtre que Mme Power croyait descendre. 

Aujourd'hui cinquième jour de vendémiaire an troisième de la République (1) une et indivisible, à dix heures du matin, par devant moi, Pierre Mauriac, remplissant les fonctions d'Officier public de l'Etat Civil, est comparu à la Mairie Pierre Villepreux, agent salpétrier, accompagné de François Dommain, officier municipal, âgé de quarante ans, demeurant à Juillac, lequel nous a présenté un enfant de sexe féminin, né le quatre courant, à quatre heures du soir de lui déclarant, et de Jeane Nicaud, son épouse légitime, et auquel il a été donné le prénom de Jeane. 

Les dites déclaration et présentation faites en présence de François Dommain, âgé de quarante ans, demeurant à Juillac, et de Jean Audouen, âgé de quarante ans, demeurant à Juillac. 

Et ont les comparants signé après lecture. 

Dans cet acte de l'état civil, on aurait supprimé la particule nobiliaire, devenue dangereuse. 

Quoique alliés à des familles anciennes et riches du pays, les Villepreux de Juillac étaient dans une situation précaire.
Ils firent de la nouvelle venue une petite bergère. 

Son esprit était éveillé et son physique charmant. A dix-huit ans, lasse d'une vie vulgaire, la jeune fille voulut voir Paris et elle décida un marchand de bœufs, son parent, à l'y conduire. 

A Orléans, la capricieuse Jeannette refusa de suivre plus loin M. X. Dans sa détresse, elle écrivit, d'une écriture lourde et enfantine, cet appel au maire de Juillac :

 

Orléans, le 5 avril 1812. 

Monsieur, 

Une lettre que vous recevrez de la part du magistrat de sûreté vous apprend que je suis dans cette ville sans pouvoir an
(sic) pour me rendre à Paris où j'ai de l'emploi, si vous ne certifiez que mon père consent à ce voyage. Vous savez, monsi, qu'elle était ma position, et les motifes (sic) de mon départ.

Veuillez avoir je vous prie la bonté de menvoyer une attestation favorable adressée à ce magistrat qui a exigé caution que j'ai fournie, je pense que mon père ne vous contrariera point.

En attendant ce service de votre justice, permettez-moi de vous assurer de ma considération la plus parfaite avec laquele je suis, Monsieur, votre très humble servante. 

Lili VILLEPREUX 

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(1) 27 septembre 1794 

 

Grâce à de complaisants voituriers, l'infortunée put enfin arriver dans la Capitale.

Là, éblouie mais sans argent, elle fut acceptée, comme apprentie, chez une élégante modiste. Elle se signala par sa dextérité et son goût, et lorsque, en 1816, le duc de Berry dut épouser une princesse de Naples, elle composa les broderies d'une robe de cérémonie qui fut exposée à l'étalage.

Un riche Irlandais, James Power, de passage à Paris, vit la robe merveilleuse, voulut connaître l'artiste aux doigts de fée et l'emmena dans son pays où il lui fit donner une éducation soignée, pour l'épouser plus tard.

M. Power fut nommé directeur des télégraphes sous-marins anglo-italiens. Sa femme devint une savante, une voyageuse et une polyglotte. En 1861, ils habitèrent à Paris, rue Jacob, n° 28, mais ils avaient longtemps vécu en Angleterre et en Italie, souvent en voyage. 

C'est en Sicile que Mme Power a longuement observé les animaux marins et fait d'intéressantes découvertes sur leur structure et leurs mœurs. 

Elle venait rarement en Corrèze, mais, comme notre Baluze, elle inscrivait sur le titre de ses ouvrages le nom de sa petite patrie. 

Cette travailleuse était, paraît-il, d'une rare beauté. Malheureusement, nous n'avons pu retrouver aucun de ses portraits. 

A la mort de son mari, Mme Power le fit enterrer à Juillac, où elle vint passer sa longue vieillesse. Dépouillée par des nièces de M. Power, elle vécut pauvrement.

Voici son acte de décès : 

L'an mil huit cent soixante-onze et le vingt-six du mois de janvier, heure de quatre du soir, pardevant nous, François Gouyon, maire, remplissant les fonctions d'Officier public de l'Etat Civil de ladite commune, sont comparus les sieurs Reymond Ligeoix de La Combe, âgé de vingt-deux ans, demeurant à Juillac, Jean-Baptiste Laforest, âgé de quarante-huit ans, demeurant à Juillac, lesquels nous ont déclaré que le jour d'hier à une heure du matin : Villepreux Jeannette, épouse de James Power, âgée de quatre-vingt-un ans(1), fille de feu Pierre Villepreux et de Jeanne Nicot, est décédée en sa maison à Juillac, ainsi que nous nous en sommes assuré, et ont les comparants signé avec nous de ce requis après lecture faite. 

Nous étions en pleine guerre ; Mme Power, dont la réputation s'était autrefois étendue au loin, disparut sans bruit. 

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(1) Lisez soixante-dix-sept ans. 

 

Dans le cimetière de Juillac, un tombeau abandonné porte cette inscription : Sépulture des époux Power. On y entrevoit une figure de femme, sur un médaillon presque détruit. 

Nous reproduisons en fac-similé la fin d'une lettre quelconque de Mme Power.

 

 

Nous reproduisons aussi un écusson assez élégant dont la devise témoigne de sentiments chrétiens. Il lui servait d'ex libris, de marque d'auteur et de carte de visite.

 

 

 

Tous les Juillacois n'ont pas apprécié à sa valeur leur compatriote. Un d'eux la représente toujours accompagnée de vieux savants « qui lui font ses livres (1). » Un autre, simpliciste brutal, déclare qu'il s'agit « d'une intrigante qui a réussi (1). » 

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QUELQUES TRAVAUX SCIENTIFIQUES 

 

Les études de Mme Power sont résumées dans ses Observations et Expériences physiques ... Nous allons donner quelques extraits de ce livre, devenu rare(2). 

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(1) On se défie, en général, de la femme qui cultive les sciences : « Ce n'est pas elle qui a travaillé, c'est l'autre, le souffleur dans la coulisse, le mari, le professeur.. » (Les Femmes dans la Science, p.289). 

(2) Il se trouve naturellement dans la bibliothèque limousine de M. Clément-Simon.

 

Notre savante a réclamé, longtemps avant leur création, les stations zoologiques et les laboratoires maritimes

Si l'on croit, avec les Aquaria situés dans des chambres ou jardins, dans des villes éloignées de la mer, faire des découvertes intéressantes sur des animaux marins, on se trompe : on n'en fera aucune qui soit sérieuse. Pour la partie Zoologique de leur structure, c'est possible, puisque peu de jours suffisent pour s'en rendre compte : il n'en est pas de même de la partie physiologique. Pour étudier l'usage de chaque organe, les phénomènes qui varient selon les circonstances, les lieux et les temps, les fécondations, productions, reproductions, leurs mœurs, leur nourriture et autres, il faut certainement une plus longue période de temps ; il faut, pour ainsi dire les accompagner dans toutes leurs opérations, et pour cela les garder prisonniers, mais dans leur élément et dans des cages spacieuses ou des Aquaria pour les petits individus. Ils ne vivraient pas assez de temps dans l'eau composée en imitation de l'eau de mer, ou dans l'eau de mer concentrée dans des Aquaria situés comme j'ai dit ci-dessus pour une telle série d'études. Et la nourriture de chaque espèce, comment se la procurer loin de la mer ? 

J'en ai fait l'expérience, lorsque j'inventai les Aquaria en 1832, et bien que j'étudiasse des animaux marins dans l'eau de mer maintenue au degré de chaleur voulu et que j'eusse la nourriture qui convenait à chaque espèce, ces expériences ne me réussirent pas complètement. 

Elle inventa alors les Cages à la Power (comme elles furent alors nommées) construites en bois solide et qui restaient plusieurs années dans la mer, sans se détériorer. On en trouve à la Bibliothèque du Muséum, à Paris, la description et les dessins. 

Il faudrait établir à Palerme ou à Messine (cette dernière ville, selon moi et d'après l'expérience que j'en ai faite, est plus convenable sous tous les rapports) un laboratoire dans une maison sise sur le bord de la mer, et, par le moyen d'une petite pompe et d'un tuyau en caoutchouc, introduire dans de petits Aquaria, situés dans le laboratoire ou dans toute autre pièce, l'eau de la mer qu'un second tuyau en ferait sortir. 

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Les pécheurs ont toujours été très complaisants avec moi : lorsqu'ils trouvaient, soit en coquillages, mollusques nus ou autres, des espèces qu'ils savaient être rares, avant d'aller au marché, ils passaient chez moi ; et dans la saison des Carinaires, des Argonauta, ils les prenaient avec précaution, les déposaient dans des seaux plein d'eau de mer, et me les apportaient de suite. Si je ne me trouvais pas chez moi, ils les laissaient à mon domestique ; lorsqu'ils lançaient leurs grands filets, ils me le faisaient savoir par un enfant, je me rendais au point indiqué : lorsqu'on les retirait, je choisissais les objets qui me convenaient, et souvent j'allais pêcher avec eux. Les pécheurs de Riposto et de Giardini m'apportaient de la même manière des Panopées vivantes et autres. 

Suit un Plan d'études méthodiques et minutieuses, ainsi que les résultats obtenus : 

Mon départ imprévu de Messine m'obligea de suspendre des travaux que j'affectionnais. Je désire de tout mon cœur qu'ils soient continués par quelque patient naturaliste ; je dis patient, c'est le mot, car il faut l'être beaucoup. 

A propos des Chenilles et papillons : 

Messine est le centre de la plus grande partie des productions naturelles de la Sicile ; sa province en contient beaucoup en minerais, fossiles, agates, diaspres, plantes rares, oiseaux de passage et sédentaires, reptiles ; dans les bois près de la ville on trouve beaucoup d'insectes, circonstance qui facilita, pendant l'espace de 15 ans, mes études sur les papillons depuis la naissance des chenilles jusqu'à la sortie du papillon de sa chrysalide. Pour plus de deux cents espèces, je notais tous les détails du temps qu'elles employaient, soit à leur croissance, soit à leur changement de robe, les variétés de leurs chrysalides ainsi que le temps écoulé avant la sortie du papillon ; je pris les dessins des chenilles, de leurs chrysalides et des papillons. 

Parmi tant de faits qui signalent le phénomène de leur métamorphose, en voici un curieux : pendant plusieurs années, une espèce parmi mes chenilles ne formait jamais de chrysalides et mourait, lorsque je m'aperçus que plusieurs de ces chenilles ne mangeaient plus et rôdaient autour de leur compartiment ; je les pris et les déposai dans la campagne près d'un mur à la base duquel il y avait des herbes ; elles cherchèrent entre ces herbes jusqu'à ce qu'elles eussent trouvé ce qu'il leur fallait. Je ne les perdais pas de vue.
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La nourriture et la digestion de la Bulla lignaria : 

M'étant procuré plusieurs Bulla lignaria vivantes, j'ouvris leur sac digestif pour m'assurer en quoi consistait leur nourriture ; dans presque toutes, j'ai trouvé des Dantalium antale d'une petite dimension. Je me mis ensuite à étudier la manière et le temps qu'elles emploient pour digérer les Dentalium ; j'introduisis dans une cage des Bulla lignaria sans les pourvoir de nourriture ; le jour suivant, je déposai près de mes Bulla une certaine quantité de Dentalium vivants ; ne perdant pas de vue mes Bulla, je vis qu'elles engloutissaient les Dentalium. Une heure après leur repas, j'en pris une et j'ouvris avec précaution leur sac digestif ; je trouvai dans le tuyau conducteur des aliments s'étendant en ligne droite de la bouche jusqu'à l'ouverture du sac digestif, cinq Dentalium situés à côté les uns des autres, et leurs pointes déjà digérées de deux millimètres de leur longueur.

Le sac digestif de la Bulla est formée de deux pièces très dures ..............

 

Même question pour l'Etoile de mer : 

Je déposai trois grandes Astérias dans une cage ; je les laissai ainsi pendant trois jours sans leur donner de nourriture, puis les pesai et je notai le poids de chacune d'elles ; je les marquai et les remis dans la cage ; je plaçai à leur portée une quantité de Natica vivantes de plusieurs dimensions et de petits Trochus. L'Astérias ne se nourrit que de ces mollusques. La manière dont elle les dispose dans ses rayons et dans le centre de son corps est vraiment curieuse. Elle commence par introduire dans la pointe de chacun de ses rayons une petite Natica, puis continuant graduellement jusqu'au corps qui est de forme sphérique, elle en place une rangée en forme de cercle, puis une seconde d'un peu plus grosse et ainsi de suite ; elle termine le centre par une grosse. 

Je repesai mes Astérias après leur repas .............

 

A propos de l'Octopus vulgaris et de la Pinna nobilis : 

J'avais introduit dans une de mes cages une Pinna nobilis vivante adhérente à un fragment de roche ; dans cette cage il y avait un Octopus vulgaris et des variétés de coquilles vivantes que j'y avais déposées pour servir à mes études. 

Un jour que j'observais mes animaux, je m'aperçus que le céphalopode tenait dans un de ses bras un débris de roche, et guettait la Pinna qui ouvrit ses valves ; lorsqu'elles furent parfaitement ouvertes, le céphalopode, avec une adresse et une promptitude incroyables, lança la pierre qu'il tenait entre les valves de la Pinna, ce qui empêcha cette dernière de les refermer, et le céphalopode se mit à dévorer le mollusque... 

Sa voracité est telle que, malgré l'abondance de nourriture que je lui donnais, il aurait dévoré tous mes mollusques. Je fus obligée de l'enlever de la cage. Sa voracité va jusqu'à attaquer l'homme, lui déchirer la chair et la manger. On en trouve une grande quantité et d'une forte dimension dans le port de Messine. 

Je prenais plaisir très souvent à admirer des mollusques aux rayons du soleil, soit dans la mer, les seaux, les Aquaria ou dans les cages. Ces mollusques présentaient à la vue des nuances magnifiques dont les tons se nuançaient de rose tendre, de rouge clair, de bleu de ciel, de violet, d'opale, de vert clair, etc..., avec de brillants éclats.

 

Les Testacés marins peuvent-ils reproduire leurs parties tranchées ? 

Je dirigeai mes recherches sur des testacés univalves marins pour m'assurer s'ils avaient la propriété de reproduire les parties tranchées. Je fus quelques temps à réfléchir comment je devais m'y prendre pour mener à bonne fin cette expérience difficile, et pour trancher des parties de ces animaux, qui, lorsqu'ils voient un objet quelconque s'approcher d'eux, se retirent promptement dans leur coquille et s'y renferment par le moyen de leur forte opercule, comme les Tritonium. Afin de réussir dans cette entreprise, je donnai des instructions à un coutelier, pour qu'il me fît un instrument très tranchant, et de la même forme que l'ouverture de la coquille du Triton nodiferum sur lequel je voulais commencer l'expérience. L'instrument terminé, j'enlevai le Triton de mon Aquarium, je le fixai entre un étau sur le bord d'une table, je m'armai de mon instrument et attendis qu'il sortît sa tête par l'ouverture de sa coquille ; je tentai, mais en vain, de lui enlever une partie de la tête : à l'approche de l'instrument, il se retira si promptement que je ne touchai que l'ouverture de sa coquille ; mes tentatives durèrent quatre heures. Fatiguée de la position que j'étais obligée de garder, je le remis dans l'Aquarium... 

Douze jours après, grande fut ma joie en voyant que mon Triton avait reproduit sa joue, son œil, sa corne et presque réparé sa coquille ; l'œil était encore petit et la corne n'avait en longueur que 12 millimètres. Je fixai solidement mon Triton sur la table ; l'animal pour chercher l'eau, sortit une partie de son corps hors de la coquille, alors il me fut facile d'en prendre le dessin.

 

On a donné à un crustacé le nom de Mme Power qui l'a étudié la première.

Voici quelques détails sur Le crustacé Powerii : 

La couleur de ce petit crustacé tire sur le brun, la dimension de son corps est de 8 millimètres en longueur et à peu près autant en largeur ; il y en a qui mesurent 7 à 9 millimètres. Il est plus petit, plus aplati, et la forme de ses bras et de son corps est plus délicate que celle de l'Acanthonyx tumulatus rissi que l'on trouve dans le golfe de Naples et à Messine. 

Le crustacé Poweri forme une espèce de petit baril d'une matière gélatineuse très ferme et diaphane ;sa longueur est de 2 centimètres 1/2 et sa circonférence de 4 1/2 à 5 centimètres. Le crustacé dépose ses œufs dans ce baril, lesquels y sont fixés par une matière gélatineuse. Il entre et sort en maintenant son baril avec un de ses bras, il s'y suspend pour chercher sa nourriture au fur et à mesure que ses petits sortent de l'œuf. Le soin que prend cet animal pour empêcher que ses petits ne glissent du baril est incroyable, il va et vient avec une vivacité continuelle, et quand il cherche sa nourriture, il les repousse lorsqu'ils viennent au bord, et les rattrape s'ils tentent de s'en échapper. 

C'est un travail de tous les instants et qui exige du crustacé beaucoup d'attention, car les petits sont vifs et viennent souvent au bord du baril, ce qui le met dans une agitation perpétuelle.

 

Une tortue terrestre de Sicile : 

Le jour suivant, je vis ma tortue qui se promenait tranquillement dans mon laboratoire ; je la pris, et lui donnai une pomme qu'elle mangea, ainsi que de la laitue ; je la caressai, en lui grattant le cou, ce qui plaît beaucoup aux tortues. Après quelques jours, elle s'éprit d'amitié pour moi : si j'allais dans une autre pièce, elle y venait et s'arrêtait près de moi, allongeant la tête et me faisant signe de lui gratter le cou ; tous les jours elle venait exactement à l'heure du dessert dans la salle à manger, et pour faire voir qu'elle était là, elle tirait ma robe jusqu'à ce que je la prisse ; je la déposais sur une serviette et lui donnais du dessert. 

Ce fut de même pendant plusieurs années. Voyant la direction que je prenais pour sortir, après avoir cherché partout où elle pouvait pénétrer, elle allait dans l'antichambre et m'attendait là, car chaque fois que je sortais j'étais sûre à mon retour de la trouver dans cet endroit, jouant avec le chat qu'elle aimait, mais dont elle était très jalouse lorsque je lui faisais des caresses ; j'observais cela par les mouvements de sa tête et de son regard. Elle connaissait parfaitement son nom ; lorsqu'elle était dans une autre pièce et que j'appelais mignonne ! elle ne venait, mais si j'appelais le chat, elle ne venait pas. 

Ajoutons que cette tortue amicale l'avait échappé belle : On l'avait prise primitivement pour l'embaumer mais sa bonne grâce l'avait sauvée. 

Dans le Guide en Sicile de Mme Power, on remarque trois cartes, l'une géographique et les deux autres topographiques et aussi beaucoup de détails sur la conchyliologie, l'ornithologie, la botanique et la minéralogie de la contrée.

 

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LE SECRET DE L'ARGONAUTE

 

Il s'agit du Nautile des Grecs qui, nageant avec sa coquille sur les mers, aurait enseigné aux hommes l'art de la navigation. Des marins, ses disciples, les Argonautes seraient partis pour la Colchide, sur le navire Argo, à la recherche de la toison d'or. On nous permettra quelques citations à propos de ces fables ingénieuses : 

C'est un Poulpe par toute son organisation et ses habitudes. Il nage sur la mer au moyen d'une membrane que portent deux de ses bras et qu'il déploie au vent, tandis qu'il plonge dans l'eau deux autres bras qui lui servent de gouvernail.
Pour plonger et gagner le fond, il remplit d'eau sa coquille. Lorsqu'il veut remonter, il la retourne sens dessus dessous, et, arrivé à la surface, la remet dans sa position naturelle.  (Livre IV, Aristote, Hist. anim.) 

Parmi les Polypes, le Nautile a une coquille. Lorsqu'il veut du fond de la mer s'élever à la surface, il tourne sa coquille en bas, afin que le poids de l'eau ne le fasse pas enfoncer ; puis lorsqu'il est arrivé à la surface, il remet sa coquille sur son dos convexe. Navigant ainsi comme dans une barque, il étend ses bras de chaque côté pour ramer et faire progresser son navire. Si le vent vient à souffler, au lieu d'employer ses bras à ramer, il s'en sert comme d'un gouvernail. Parmi ses bras, il en est un placé au milieu qui forme une mince membrane dont il se sert comme d'un voile pour naviguer, lorsqu'il n'a rien à craindre. Aperçoit-il un ennemi, il remplit d'eau sa coquille et plonge pour se cacher dans les profondeurs de la mer et échapper au danger. Celui-ci passé, il s'élève de nouveau et navigue à la surface des eaux. Ces habiles manœuvres lui ont valu le nom de Nautile.  (Elien, liv. IV, chap. XXXIV, de Nauta, vel Nautilo pisci). 

Il (le Nautile) monte à la surface de la mer, couché sur le dos ; et peu à peu il se soulève, afin que, faisant écouler l'eau par un certain canal, et comme décharge du liquide de la sentine, il navigue sans peine. Puis étendant les deux premiers bras, il déploie dans l'intervalle une membrane d'une finesse merveilleuse ; il lui fait prendre le vent, et ramant par-dessous avec les bras, il se dirige par la queue qui est au milieu, comme par un gouvernail ; de la sorte il se hasarde dans la haute mer, où il se joue comme une liburnique légère ; vient-il à être effrayé par quelque chose, il aspire de l'eau et s'enfonce.  (Pline, Hist. Nat., liv. IX, chap. XLVII). 

Les Anciens avaient légué aux Modernes le problème de l'Argonaute. Il s'agissait de savoir si le céphalopode est le constructeur de la coquille dans lequel il loge, ou si, semblable au Bernard l'Ermite, il n'y entre que lorsque le véritable habitant en est chassé, ou dévoré, ou mort naturellement. 

Les grands naturalistes étaient divisés, Lamarck soutenait la première opinion, tandis que Blainville défendait la seconde. Quant à Cuvier, il se déclarait indécis (Reg. animal, t. III, fol. 13). 

C'est une femme qui devait éclairer la question controversée depuis plus de deux mille ans. Mme Power s'est grandement honorée en distinguant l'Argonaute mâle, que n'avaient pas connu les Anciens, de la femelle qui a seule une coquille. Elle a vu l'animal réparer rapidement sa coquille fracturée et employer ses bras vélifères à la construction du test. 

Dans son récent Manuel de Conchyliologie, le docteur Fischer rend hommage à Jeannette Power, dont la découverte est entrée définitivement dans la science. 

Nous aurions voulu reproduire ici deux figures du grand Traité de Zoologie de notre éminent compatriote, Edmond Perrier. On voit dans l'une l'Argonauta Argo femelle, extrait de sa coquille et montrant ses bras véliformes étalés, et, dans l'autre, la même, dans sa coquille et nageant(1).

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(1) Ces deux figures devraient orner le tombeau de Mme Power, à Juillac.

 

Nous ne pouvons pas entrer ici dans le détail d'observations longues et minutieuses qui n'intéresseraient que des lecteurs spéciaux. Nous nous bornerons à quelques extraits des mémoires de Mme Power, pris çà et là. 

Pendant que je classais pour mon cabinet quelques animaux marins, le céphalopode de l'Argonauta fixa mon attention plus que les autres, parce que les naturalistes étaient de diverses opinions sur ce mollusque ; je me fis un devoir, pour ainsi dire, de faire des recherches sérieuses sur les points les plus discutés au sujet des conditions physiologiques de ce céphalopode. 

C'est pourquoi je me suis, pendant dix années, mise à en suivre une série non interrompue, et après des tentatives
réitérées, combinant et renouvelant les expériences, j'ai réussi à obtenir des résultats qui mènent à des connaissances très utiles, soit pour s'assurer si ce mollusque serait le constructeur de sa coquille, soit pour éclaircir des doutes sur le premier développement de ses œufs, soit enfin pour prendre note de beaucoup de nouveaux faits qui se rapportent à ses mœurs ou habitudes. Je commençai mes expériences d'après les notions qu'on avait de l'Argonauta Argo. J'exposerai la méthode que j'ai suivie pendant mes recherches et quelles furent les conséquences physiologiques que j'en déduisis. 

Le manque d'expériences était la cause de ces diverses opinions... tout devait s'éclaircir, si l'on faisait des recherches approfondies sur ce point si intéressant. 

Déterminée à cette entreprise, c'est-à-dire à m'assurer si le céphalopode était le constructeur de la coquille qu'il habite, ayant ce but en vue, la connaissance de la structure de ce mollusque devait être ma première recherche ; l'examen du rapport du mollusque avec sa coquille en était la seconde, et le suivre depuis son développement de l'œuf jusqu'à la fin de sa croissance, en était la troisième. 

Le céphalopode de l'Argonauta Argo est pourvu de huit bras qui forment une couronne autour de la bouche ; chaque bras a deux rangées de ventouses ; les deux premiers bras sont plus robustes que les autres, ils sont pourvus de membranes qui leur servent à fabriquer leur coquille. Les bras qui sont situés par-dessus les yeux sont beaucoup plus petits que les autres ; les yeux sont placés à droite et à gauche de la tête, dessous les bras. Le corps de ce céphalopode a la forme d'un œuf tronqué de plus d'un quart mais plus allongé vers la pointe ; la partie tronquée supérieure du sac digestif a la forme d'un petit récipient rond, où pénètre l'eau. Le long du cou, entre la tête et l'ouverture du sac, se trouve une membrane ayant la forme du tube ou siphon, et étant beaucoup plus ample vers la partie où se trouve l'ouverture du sac. Ce siphon, mis en mouvement par l'animal, pompe l'eau qui pénètre dans le récipient sus-mentionné, et ainsi nage l'animal (comme tous les autres céphalopodes, par l'effet du pouvoir attractif et répulsif du siphon), en guidant sa petite barque. 

Lorsque le céphalopode est entièrement renfermé dans sa coquille, ses yeux sont visibles à travers la transparence de celle-ci. Le corps du céphalopode est toujours dans la même position dans sa coquille ; pour mieux dire, le sac se trouve dans la circonférence spirale, les bras à membrane à droite et à gauche dans la même ; les autres six bras se divisent trois à droite et trois à gauche dans la coquille, laissant les yeux libres ; ils se replient sous le corps, la bouche en dessus, et le siphon au fond de la grande ouverture, les œufs suspendus en masse à la spire formant une espèce de grappe. Mais, quand il y a une certaine quantité de petits céphalopodes développés, il retire son corps plus en avant pour laisser de l'espace au fond de la spire pour ses petits. 

Si l'on coupe les membranes, les bras ou la peau du sac du céphalopode, il ne paraît aucune trace de sang ou d'autre matière ; mais si on en perce son cœur, il en sort une matière presque coagulée qu'on pourrait appeler sang, et qui est d'un violet très foncé. Lorsque le céphalopode étend ses membranes sur sa coquille, on voit cette substance circuler de part et d'autre dans lesdite membranes. Si on l'irrite, il devient furieux ; cette couleur transparente se transforme partout en rouge foncé, puis en un violet presque noir ; j'en ai vu mourir d'irritation. 

La coquille de l'Argonauta est composée de matières calcaires ; elle a la forme d'un petit navire à spire ; elle est d'un blanc mat, légère et quelque peu transparente, est sillonnée, et a deux rangées de petites pointes qui s'étendent le long de la carène, de même qu'une longue tache noire. Les deux séries de petites pointes qui se trouvent le long de la carène spirale correspondant exactement aux ventouses des membranes du poulpe, parce qu'elles sont produites par leur transsudation, comme on le remarque dans les mollusques à coquilles dentelées produites par le manteau qui a la même forme ; quand le poulpe travaille à sa coquille, il agite ses membranes pour former ces sillons qui l'ornent et facilitent son élasticité. 

Si quelqu'un s'approche lorsqu'ils se trouvent à fleur d'eau, ils descendent au fond ; ils se voient en péril d'être pris, par le moyen de leur canal de l'organe sécrètoire de l'encre, ils la versent en dehors (comme les autres céphalopodes), afin de rendre l'eau trouble et de se soustraire à l'ennemi, ayant ainsi le temps de se cacher dans les herbes ou dans le sable. Si je voulais les poursuivre quand ils se trouvaient enfermés dans les cages, outre le moyen précité, ils se servaient d'un autre stratagème pour assurer leur salut ; ils faisaient jaillir violemment contre ma figure une quantité d'eau au moyen du siphon ; quand ils avaient été pendant quelques temps dans les cages, et qu'ils me voyaient paraître, soit l'habitude de me voir tous les jours leur donner leur nourriture, ils venaient à fleur d'eau ; si je leur présentais des aliments, ils me les arrachaient des mains. Un d'eux me déchira avec sa bouche un de mes doigts, tandis qu'un autre prenait d'entre mes mains un morceau de vénus. 

Quand l'air est serein, la mer calme, et qu'il se croit inobservé, c'est alors que l'Argonauta se pare de ses beautés ; mais il fallait que j'eusse assez de prudence pour jouir de ses riches couleurs et de sa pose gracieuse, car cet animal est très soupçonneux, et aussitôt qu'il s'aperçoit qu'on l'observe, il rentre en un clin d'œil ses membranes dans sa coquille, s'enfuit au fond de la cage ou de la mer, et ne reparaît à la surface que lorsqu'il se croit à l'abri de tout danger. Mais ceux qui avaient l'habitude de me voir lorsque je leur donnais leur repas me montraient leurs beautés comme le font les paons. C'est à ce moment que l'on peut observer leurs mouvements et une partie de leurs habitudes. 

En septembre 1833, je cassai en divers endroits les coquilles de vingt-sept Argonauta que j'introduisis dans les cages ; trois jours après, à ma grande satisfaction, quatre céphalopodes, les seuls qui survécurent à cette expérience avaient réparé leurs coquilles ; plusieurs de ceux qui étaient morts avaient aussi donné commencement à la réparation de leurs coquilles. La partie restaurée est plus robuste que la coquille même, elle n'est pas si blanche et est un peu raboteuse, boursouflée ; au lieu de présenter des sillons réguliers, elle en présente quelques-uns de longitudinaux. 

Mais un fait nouveau s'est présenté sur mon mollusque, c'est-à-dire qu'ayant brisé un grand morceau d'un côté de la coquille où se trouvait un céphalopode vivant, je le mis dans une cage et, en même temps, je jetai des morceaux brisés d'une autre coquille d'Argonauta ; je me mis à observer : le céphalopode voyant ces morceaux, se précipita dessus, en choisit une convenable, ensuite il l'appliqua sur sa coquille pour remplacer la pièce enlevée ; il étendit ses membranes sur sa coquille et les agita pour en faire sortir le gluten, afin de souder la pièce rapportée, économisant ainsi sa propre sécrétion. Le céphalopode, malgré toute son habileté, n'a pu faire suivre les sillons, et il a appliqué le morceau avec les sillons à l'inverse de ceux de la coquille.

 

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UNE EDUCATION

 

Mme Power, n'ayant pas d'enfants, n'adopta ni chats ni oiseaux, animaux communs et trop connus. Il lui parut plus original et plus instructif d'apprivoiser une espèce sauvage et réfractaire.

Nous allons reproduire son récit tout au long : 

Tout le monde sait que la Martre est très sauvage et qu'elle habite les forêts. Aussi astucieuse que le renard, elle rôde comme lui autour des maisons et des fermes isolées et s'y introduit pour y butiner ; ses visites, qui ne sont pas désintéressées, font la désolation des fermiers, car le passage de la Martre est toujours signalé par les ravages dans le colombier. Elle déjoue presque toujours les pièges qu'on lui tend et toutes les précautions que l'on emploie pour mettre la basse-cour hors de ses atteintes. Elle ne trouve également que peu de sympathie parmi les chasseurs, qui voient en elle un concurrent redoutable. 

Elle se nourrit généralement de petits oiseaux et de petits quadrupèdes, faisant une destruction prodigieuse de jeunes perdreaux, de levrauts, de lapereaux et d'autre menu gibier. Elle mange des fruits secs, amandes, noix, noisettes, figues et raisins. 

Désirant étudier les mœurs de ces petits animaux et connaître la portée de l'instinct dont ils peuvent être doués, je parvins à me procurer un couple, mâle et femelle, qui fut pris à l'âge d'environ trois ou quatre mois, dans les forêts du Mont-Etna. 

Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir, d'après l'étude à laquelle je me livrai des mœurs et habitudes des Martres, qu'elles peuvent être considérées comme un sujet fort intéressant sous le rapport de la finesse de leur instinct ; on dirait qu'elles ont conscience de ce qu'elles font. 

Pour les apprivoiser, je commençai par leur donner moi-même leur nourriture, trois fois par jour régulièrement. Elle consistait en viande de bœuf. Dans les premiers jours, elles furent passablement sauvages, mais avec de la persévérance et de bons soins, je parvins à vaincre leur sauvagerie ; elles me prirent en grande amitié, commencèrent à monter sur mes genoux, me léchèrent les mains ; elles me suivaient partout dans la maison, enfin elles étaient presque toujours près de moi. 

Quand je sortais, je les enfermais dans une petite chambre ; à mon retour elles venaient à moi l'air chagrin, mécontent, me faisant comprendre l'ennui qu'elles avaient éprouvé pendant mon absence. Je les prenais sur mes genoux et les embrassais ; mes caresses leur rendait leur bonne humeur ; elles sautaient alors sur les chaises, les tables, sur tout ce qui se trouvait à leur portée. 

Afin de tenter un peu leur instinct naturel et forestier, je fis transporter un arbre dans mon antichambre ; à peine y fut-il placé que mes Martres y grimpèrent, mais lorsqu'elles virent que je rentrais dans mon appartement, elles descendirent de l'arbre pour me suivre. Les Martres dormaient sur leur arbre et presque toujours la tête penchée. Si je les enfermais dans l'antichambre, elles rongeaient la porte et criaient de toute le force de leurs petits poumons, et j'étais alors obligée de céder et de leur ouvrir la porte. 

Pendant ma toilette du soir, et au moment où l'on me déshabillait, les Martres se faufilaient doucement entre les matelas de mon lit, afin de ne pas me quitter et de passer la nuit avec moi, ce qui ne me convenait nullement. Peu de temps après l'arrivée de mes Martres, les souris que nous avions dans la maison disparurent ; cependant je n'ai jamais observé qu'elles en aient pris. Je fis même l'essai de leur donner, à un de leur repas, de la chair d'un gros rat ; mais elles le flairèrent en faisant la grimace, n'y touchèrent pas et s'en éloignèrent avec un air de dégoût et de répugnance. 

La Martre a l'ouïe et l'odorat très fin ; les miennes flairaient toujours la viande avant d'y toucher, absolument comme font les chats. Si la viande n'était pas fraiche, elles ne la mangeaient pas, venaient à moi d'un air inquiet, cherchant à me faire comprendre qu'elles avaient faim. Lorsque mon domestique venait prendre le cabas dans lequel il avait l'habitude de placer la viande que je l'envoyais chercher pour les Martres, elles sautaient alors sur l'appui de la croisée et de là épiaient son retour ; quand elles le voyaient revenir, elles couraient au-devant de lui en faisant des sauts de joie en poussant leur petit cri : hi ! hi ! hi ! 

Un jour le domestique, voulant voir ce que feraient les Martres s'il arrivait les mains vides, laissa le panier sur l'escalier et entra dans l'antichambre. Elles furent bientôt convaincues par la finesse de leur odorat qu'il n'avait pas apporté de viande. Alors se passa une scène très intéressante : d'abord, elles se fâchèrent contre le domestique, elles lui firent la grimace en lui montrant les dents ; puis elles vinrent à moi en ouvrant leurs petites gueules, et cherchèrent à me faire comprendre qu'on ne leur avait pas encore donné leur repas. Elles montèrent sur mes genoux, me firent mille caresses, mille singeries, et déployèrent dans ce moment critique toute la finesse que leur inspira l'instinct dont elles sont douées. Je dus donc céder à leurs vives instances et je leur fis donner la viande tant désirée. 

Voulant connaître la manière dont les Martres se comportent pour attaquer les Écureuils et la défense de ceux-ci, je me procurai un Écureuil vivant ; je le fis mettre sur l'arbre : aussitôt que les Martres l'eurent aperçu, elles se précipitèrent sur lui et, malgré son agilité, il ne put se soustraire longtemps à la cruauté de ses deux ennemies. La bataille fut courte, il fut attrapé, tué, et bientôt déchiré en morceaux et dévoré. Elles n'en laissèrent que la tête, les intestins et la peau. 

J'ai remarqué que, quoique très friandes de la chair du jeune gibier, elles donnaient toujours la préférence à la viande de bœuf, mais elles ne mangeaient jamais le gras. 

Une autre remarque fort curieuse et fort intéressante au point de vue de l'instinct ce ces animaux réputés sauvages et que l'on parvient à apprivoiser dans les maisons particulières, c'est que si mes petites Martres voyaient entrer chez moi des personnes mal vêtues, bien qu'elles eussent l'habitude de les voir venir souvent, tant pour les besoins du service que pour toute autre chose journalière, telles que le porteur d'eau, un commissaire ou tout autre, elles leur faisaient la grimace en leur montrant les dents, leur poil se hérissait jusqu'au bout de la queue ; l'on m'appelait aussitôt et j'étais obligée de les menacer d'une badine que je tenais à la main quand j'étais fâchée contre elles, pour les empêcher de sauter au visage de ces bonnes gens. Il n'en était pas de même de personnes de ma société, dont le costume différait de cette classe de gens qu'elles ne pouvaient pas souffrir ; elles allaient au-devant d'elles, en leur témoignant par des caresses, des hi ! hi ! hi et des sauts, toute la joie qu'elles éprouvaient de les revoir. Je ne pouvais mieux comparer ces démonstrations amicales qu'à celles du chien pour ceux qu'il sait être les amis de la maison. 

Elles allaient souvent dans la cuisine. Un jour elles enlevèrent un filet de bœuf ; après en avoir mangé un morceau, elles cachèrent le reste sous mon lit ; on me fit part de ce larcin, je crus devoir observer mes Martres. Je ne tardai pas à m'apercevoir qu'elles allaient souvent sous mon lit. J'ordonnai une visite de ce côté ; mais elles s'aperçurent bientôt qu'on allait leur enlever le filet qu'elles y avaient déposé et commencèrent à donner de marques de mécontentement et d'irritation contre les domestiques. Je dus intervenir de toute mon autorité pour les empêcher de mordre celui auquel je venais de donner l'ordre d'emporter ce qui restait du filet de bœuf. 

Quant à leur propreté, je ne fus pas longtemps à leur indiquer les moyens de la pratiquer, et pour cela je les avais souvent conduites dans la cuisine. Si par hasard cette pièce se trouvait fermée, elles se faisaient ouvrir par des signes et elles se rendaient d'elles-mêmes dans un coin où j'avais d'abord fait mettre une boîte contenant du sable qu'on renouvelait chaque jour. 

Il est d'usage, en Sicile, de prendre l'air sur les balcons des maisons ; comme tous les habitants de Messine se connaissent, cela est admis sans déroger aux bons usages ; lorsque cela m'arrivait, mes Martres me suivaient, montaient sur la rampe du balcon ou sur mes épaules pour regarder dans la rue ; lorsqu'elles apercevaient des personnes de mes amies, elles avaient un mouvement, une petite manière de les reconnaître. Mais si un chien venait à passer, elles prenaient alors une pose menaçante, leur poil se hérissait, elles leur montraient les dents en leur faisant des grimaces et poussaient de petits grognements. Bien des fois j'ai vu les passants s'arrêter pour les regarder ; beaucoup d'entre eux retenaient leurs chiens pour prolonger une scène qui était vraiment de part et d'autre très amusante. De temps en temps, elles donnaient aussi la chasse aux chats ; il n'y en avait pas un qui osât approcher de ma maison. 

Un fait encore plus extraordinaire est celui-ci : souvent les Martres restaient seules sur le balcon, mais si elles voyaient une amie entrer dans notre rue, elles couraient sur une fenêtre qui donnait au-dessus de notre porte-cochère, guettaient et attendaient leur entrée ; alors elles accouraient m'avertir par leurs démonstrations habituelles, puis elles se rendaient dans l'antichambre et, si le domestique ne s'y trouvait pas, elles couraient pour le chercher, absolument comme l'eût pu faire un chien intelligent. Si, par hasard, en faisant leurs sauts, il leur arrivait de casser un verre ou une tasse, elles paraissaient avoir la conscience de leur faute, car elles se sauvaient pour se cacher, craignant d'être corrigées. 

Ma femme de chambre ayant laissé sur une chaise un peloton de fil à tricoter, une des Martres prit le bout de fil, monta sur l'arbre, et en moins de deux heures elle parvint à fabriquer au sommet de l'arbre une espèce de filet très artistement entrelacé de manière à ne laisser que de très petites distances entre les fils. Je ne pouvais m'imaginer pourquoi elle avait fait ce joli travail. Enfin je compris et fis appeler de petits gamins ; je leur promis une récompense s'ils avaient l'habileté de m'attraper des oiseaux vivants. Je leur donnai mes filets, une cage et du blé ; au bout de huit heures ils m'en apportèrent onze. Le lendemain matin j'ouvris la cage au-dessous du filet, plusieurs volèrent dans l'arbre, d'autres sur les fenêtres, les portes. Les Martres en voyant les oiseaux se mirent à grimper sur l'arbre, sur les fenêtres, les portes, tuant ceux qu'elles pouvaient attraper ; la chasse fut longue, très amusante, non pour les pauvres oiseaux, mais pour moi, et pour deux de mes amies qui étaient présentes. Lorsque les oiseaux furent tous tués, les Martres en dévorèrent plusieurs, ne laissant que les intestins, les pattes, le bec et les plumes ; ensuite, par un acte de prévoyance, elles allèrent cacher les autres oiseaux sous un meuble, allant de temps en temps s'assurer s'ils y étaient encore. Lorsqu'elles eurent faim, elles allèrent les prendre pour les manger. 

Me voyant occupée à écrire, elles montaient sur mes épaules et guettaient le moment favorable pour enlever soit un livre soit des papiers qu'elles emportaient sur leur arbre avec une incroyable vélocité, ou qu'elles allaient cacher sous un meuble. 

Un jour, mon domestique entrant dans la cuisine, pour nettoyer l'argenterie, ne la trouva plus ; puis il s'aperçoit que beaucoup d'ustensiles de cuisine et tous les torchons manquaient ainsi que du linge qui était au savonnage. Il vient à moi, pâle, effrayé, pour m'annoncer que j'étais volée. Je me rendis à la cuisine, je trouvai étrange que les Martres ne m'eussent pas suivie. Je les appelai ; elles vinrent avec un air timide, tremblaient et se tenaient éloignées de moi. J'observai qu'elles dessous d'un escalier ; je pris le jonc avec lequel je les corrigeais, je leur fis voir en les grondant d'un air sévère et en leur faisant comprendre qu'elles avaient commis un méfait. Elles s'enfuirent dans un coin et prirent une pose suppliante ; en les voyant ainsi je ne pus m'empêcher de rire. Je dis au domestique, qui ne comprenait rien à cette scène, de chercher sous l'escalier ; à sa grande surprise, les objets furent trouvés et, chose surprenante, pas un ne fut cassé ni déchiré. Pendant que nous étions occupés à reconnaître les différents objets retrouvés, les Martres avaient pris la fuite pour s'aller cacher dans la ruelle entre les matelas de mon lit ; elles y restèrent blotties plus de deux heures, mais la faim les détermina à se faire voir. Elles passèrent le long du mur de la chambre où je me trouvais, elles avaient un air craintif et ne s'approchèrent pas de moi ; je fis semblant de ne pas les voir. Après leur repas, elles se cachèrent de nouveau, je les appelai, elles vinrent à moi d'un air piteux ; je les grondai en leur montrant le jonc, elles commencèrent leur petit cri hi ! hi ! hi ! et vinrent suppliantes me lécher les mains et furent sages pendant quelque temps.

Un jour, j'entendais du bruit, je cours à mon balcon, il y avait dans la rue du monde rassemblé, ma voisine racontait qu'elle venait d'être volée ; étant trop éloignée pour entendre ce qu'elle disait, je passai dans ma chambre à coucher dont le  balcon était contigu à celui de ma voisine. Je restai saisie en y voyant des objets qui ne m'appartenaient pas ; il y avait un bonnet, de la chaussure, deux tasses, un verre, une montre, des plantes, des fleurs qui avaient été arrachées de leurs caisses et d'autres objets. Je priai cette dame de passer chez moi en l'assurant que je lui donnerais des renseignements sur les voleurs. 

On se figure aisément la joie qu'éprouva cette dame en voyant ses effets. Je lui racontai l'histoire de mes Martres, le goût qu'elles avaient pour le vol ; elle en rit beaucoup ; j'appelai mes Martres, elles ne vinrent pas ; je les cherchai, je fis enlever le matelas de mon lit, elles n'y étaient pas ; je les trouvai cachées dans le haut des rideaux ; elles s'enfuirent. Je les appelai, elles vinrent et reçurent une bonne correction. Ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'elles n'ont jamais rien touché ni dans mon salon ni dans ma chambre à coucher. 

Mes Martres me craignaient, mais elles m'étaient bien attachées ; il est bon de remarquer qu'elles n'ont jamais cherché à me mordre lorsque je leur donnais une correction. Un jour je pleurais la perte d'une amie ; elles montèrent sur moi, me firent des caresses, prirent un air triste et semblaient compatir au chagrin que j'éprouvais. 

Les deux Martres vivaient en parfait accord, ce que l'une faisait, l'autre l'imitait ; elles étaient toujours ensemble pour commettre leurs méfaits ; quelquefois cependant le mâle donnait des corrections à sa compagne, mais cela arrivait très rarement. 

Etant obligée de quitter la Sicile pour me rendre à Londres et comptant revenir à Messine, je confiai mes Martres à mon amie, la duchesse de Belviso. Son mari, le chevalier Benoît, qui s'occupait d'histoire naturelle, se chargea de les faire soigner. 

La Martre femelle, qui était prête à mettre bas, mourut, soit de chagrin de ne plus me voir, soit de toute autre cause ; le mâle prit la clef des champs : cela me surprit, car pendant quinze mois qu'elles sont restées près de moi, elles jouissaient de toute liberté et ne cherchèrent jamais à s'échapper. Elles glissèrent quelquefois le long du mur dans la rue, alors elles allaient près de la porte cochère, et lorsqu'on l'ouvrait elles rentraient dans la maison.

 

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INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

 

La plupart des travaux de Mme Jeannette Power ont été publiés en plusieurs langues, en anglais, en italien, en français et en allemand, d'abord dans des revues spéciales, puis imprimés à part. 

1. Osservazioni fisiche sopra il polpo de l'Argonauta Argo. Catania, Atti Acad, Gioenia, XII, 1837, pp. 129-148 ; Mag. Nat. Hist., III, 1839, pp. 101-106, 149-154. 

2. Experiments made with a view of ascertaining how far certain marine testaceous animals possesses the power of reneving parts wich may have been removed. Mag. Nat. Hist. II, 1838, pp. 63-65 ; Froviep, Notizen, VI, 1838, col. 209-211. 

3. Further experiments and observations of Argonauta Argo. Brit. Assoc. Rep. 1844 (pt 2), pp. 74-77 : Viegmann, Archiv. XI, 1845, pp. 369-383. 

4. Observations on the habits of various animals :

1. On the food and digestion of the Bulla lignaria ;

2. On the nourishment and digestion of the Astérias (Astropecten) aurantiacus.

3. Observations upon Octopus vulgaris and Pinna nobilis. Ann. Nat. Hist. XX, 1857, pp. 334-336. 

5. Observations of the habits of the common Marten (Martes foina). Ann. Nat. Hist.XX, 1857, pp. 416-422. 

6. Guida generale per la Sicilia ; Napoli, 1842, 8°, XXVI-380p. 

7. Mémoire sur la reproduction des mollusques conchylifères

8. Mémoire géologique sur les terrains et les fossiles de la péninsule de Milazzo

9. Observations sur l'origine des corps météorologiques, aérolithes et pierres qu'on dit tombées du ciel

Les Observations et expériences physiques ont eu deux éditions françaises, chez Mourgues, à Paris ; 1860 et 1867.

 

Consulter sur l'œuvre de Mme Power : 

A. Locard, Prodrome de la malacologie française. 

Journal des sciences, Lettres et Arts de Catania (mai 1835). 

Le journal l'Innominato de Messine, 2e année, numéro 13. 

P.Fischer, Manuel de conchyliologie. 

Magazine of Natural History, 1837, p 248. 

Société Zoologique de Londres ; rapports de Owen. 

Mira, Bibliografia Siciliana, V, II, p 243. 

Scientific papers.

 

Nous pourrions prolonger la liste.

 

A. REBIÈRE.

 

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