La bataille de l'argonaute

 

Extrait de      " BULLETINS DE LA SOCIÉTÉ

 

DES LETTRES, SCIENCES ET ARTS

 

DE LA CORRÈZE "

 

 

 

 

 

 

La Bataille de l'Argonaute (1)

 

Une Corrézienne, Jeanne Villepreux, épouse Power, figurant désormais au tableau d'honneur du club "très confidentiel" de l'océanographie limousine, il peut être intéressant de reconstituer la longue bataille où notre compatriote(2) a mérité une gloire qu'elle aura attendue bien longtemps.

On peut remarquer qu'une Lorraine, elle aussi Jeanne et bergère, a été mieux traitée par l'Histoire, mais celle-là n'aurait certainement pas épousé un Anglais!

Si le mot "bataille" paraît un peu exagéré en l'occurrence, il faut y regarder de plus près. En effet, bien des naturalistes de renom ont perdu la face dans cette retentissante affaire de coquille qui a duré bien plus que Cent ans; et pour ce qui est des malheureux poulpes, involontairement à l'origine du célèbre conflit, il est certain qu'aucun d'entre eux n'a jamais su pour quelle belle cause ils devaient mourir en si grand nombre, et qui a remporté la victoire.

Citons notre juillacoise (3):

                   "Sur cent individus , à peine quinze survivent-ils à cette épreuve  et à la captivité".

                   "Tous les Argonautes que j'ai examinés , qui ont été au nombre de plus de mille"

Il ne s'agit pas là, bien sûr, des Argonautes de la mythologie que le beau Jason embarqua il y a bien longtemps à bord de son Argo, un navire magique comme nos ingénieurs ne savent plus en faire. Le défi, pour ces hardis aventuriers, consistait à s'emparer de la peau d'un bélier ailé dite "toison d'or". C'était la condition expresse pour que le malhonnête Pélias, oncle de Jason, lui rende le royaume d'Iolcos qu'il s'était approprié. Sans Médée , une magicienne apparemment mal protégée contre le charme du profil grec, l'aventure aurait pu se terminer tout autrement.

Finalement, le dragon chargé de garder la toison n'y vit que du feu et tout le monde rentra à Iolcos où Jason reprit sa couronne.

Ce n'est pas la fin de l'histoire mais c'est la fin de la fameuse expédition.

Cette affaire de peau de mouton a eu tant de succès à travers les âges qu'on en trouve encore des traces dans le ciel où les astronomes des pays méridionaux peuvent admirer les trois constellations "Voiles", "Carène" et "Poupe", qui sont des subdivisions de l'ancienne constellation Argo, nommée ainsi en souvenir du fabuleux bateau et de son intrépide équipage.

Quel rapport avec le poulpe baptisé Argonaute? Probablement les souvenirs scolaires d'un célèbre naturaliste suédois, Linné, qui effectua, au 18ème siècle, une importante classification des êtres organisés. Cela lui donnant la possibilité de baptiser les espèces nouvellement décrites et d'ajouter l'initiale de son nom en guise de signature, notre poulpe, qui a eu cet honneur, est devenu en 1758 "l'Argonauta argo L.". La belle coquille dont le curieux animal semble s'être emparé pour naviguer confortablement sur les flots, les régions où il abonde et la façon peu orthodoxe dont il a été longtemps supposé naviguer, n'ont pas manqué d'évoquer pour le savant érudit suédois le bateau le plus célèbre et le plus étonnant de l'Antiquité.

C'est ce même poulpe que les Anciens appelaient Nautile ou Nautilus, mais, depuis la classification linnéenne, il n'y a plus de Nautiles dans la Méditerranée. Le Nautile est maintenant un mollusque des antipodes dont la coquille, quand elle est coupée en deux, laisse voir un cloisonnement qui fait penser à une roue à aubes. C'est aussi un céphalopode(4), mais il est tout différent.

A.Rebière, un érudit limousin qui mériterait, comme Jeanne Villepreux, d'être mieux connu, a retrouvé, pour son article de 1899 dans ce Bulletin, trois textes anciens qui montrent que le curieux animal n'avait pas attendu la formidable explosion de la Science aux XVIII et XIXème siècles pour être remarqué et étudié, plus ou moins bien, par les naturalistes:            

          "C'est un Poulpe par toute son organisation et ses habitudes" (Aristote;       Histoire des animaux) ".

"Parmi les polypes, le Nautile a une coquille. Lorsqu'il veut du fond de la mer s'élever à la surface, il tourne sa coquille en bas (Elien: de Nauta, vel Nautilopisci).

"Il monte à la surface de la mer, couché sur le dos..."(Pline; Histoire Naturelle).

                   Pour la petite histoire, Mr Ducrotay de Blainville(5) rapporte que même le roi de Naples s'en inquiétait:

                   " En 1793, occupé à pêcher dans le Golfe de Naples, il (Ferdinand Ier) eut l'occasion d'apercevoir un poulpe nageant dans sa coquille à la surface de la mer. Ayant pu s'en emparer sans que l'animal fut le moins du monde lésé, et la coquille elle-même l'étant à peine, le roi s'empressa de l'envoyer soigneusement placé dans de l'eau de mer à Poli, son ancien précepteur". Argonaute ou Nautile, on ne   savait rien sur ce mystérieux animal pourtant abondant dans les eaux chaudes de la Méditerranée. Enigme vivante, il était difficile de le rattacher à une espèce mieux connue. La coquille, dans laquelle on trouvait immanquablement le poulpe, était la principale cause de perplexité. Il ne semblait y être attaché que de son propre gré alors que les mollusques auxquels on pouvait le comparer étaient reliés charnellement à cet important accessoire. L'Argonaute sécrétait-il lui-même cette coquille d'une façon non encore déterminée ou la prenait-il toute faite à quelque autre créature du fond des mers, décédée, expulsée, ou tout simplement dévorée?

        Il faut savoir que si l'Argonauta est un octopode, deux de ses huit bras sont très différents des six autres. Membraneux et très largement palmés ils embrassent la coquille de chaque côté sur presque toute sa surface et y restent fixés en permanence sans y être soudés. C'est le seul contact fixe entre l'animal, dont le corps reste libre, et son habitation dont il peut se séparer provisoirement dans des cas extrêmes.

         Il fallait donc admettre, ce qui semblait incroyable à l'époque, qu'une coquille aussi élaborée pouvait être sécrétée à partir du seul contact de ces bras membraneux auxquels on attribuait une toute autre utilité.

Mr de Blainville, obstinément convaincu du parasitisme du poulpe dans une coquille étrangère, formulait ainsi le problème sous sa forme générale:

* "C'est, en effet, une question réellement intéressante que celle de savoir si un animal qui ne tient en aucune manière à une coquille, c' est-à-dire à une partie ou une production de la peau, et dont la forme n'a absolument rien d'analogue, est parasite dans cette coquille ou bien si elle fait partie de lui, et par conséquent croît et meurt avec lui. Un grand nombre de naturalistes plus ou moins      recommandables s'en sont occupés et ont soutenu l'une ou l'autre opinion"(6)..

Les deux fameux bras avaient été remarqués depuis longtemps et ils avaient été baptisés "voiles" pour la bonne raison que, depuis l'Antiquité, les naturalistes étaient convaincus que le poulpe les utilisait, comme les voiles d'un bateau, pour se faire propulser quand il naviguait en surface.

         Des dessins anciens le montrent en pleine action, en pleine régate.       .

         Aristote semble n'avoir eu aucun doute:

* "Il nage sur la mer au moyen d'une membrane que portent deux de ses bras et qu'il déploie au vent, tandis qu'il plonge dans l'eau deux autres bras qui lui          servent de gouvernail".*

         D'autres naturalistes le voyaient en plus ramer vigoureusement avec les six bras restant.

       Le souvenir de Jason et de son Argo n'était pas loin!

En fait, chacun pensait ce qu'il voulait puisque personne n'apportait la moindre preuve. Linné, lui-même, ne s'était guère compromis.

         Mr Sander Rang(7), que nous allons retrouver associé à Jeanne pour la victoire, bien malgré elle, disait encore en 1828, sans se compromettre, lui aussi:

* "Animal tout à fait inconnu ».

* "La considération de cette coquille, sa comparaison avec les genres précédens (sic), la forme du corps des poulpes comparée avec celle de la cavité, ne permettent pas d'admettre que les espèces de ce genre de mollusques qu'on y trouve en soient les constructeurs, et portent au contraire à penser que son animal est voisin des spiratelles et des atlantes. MM Cuvier et de Lamarck son cependant d'une opinion contraire".C'est le Bernard-l'Ermite qui troublait les esprits.

         Il est facile de constater qu'il ne construit pas la coquille qu'il occupe puisque ce n'est pas toujours la même. De plus, il en change facilement et se contente très bien de ce qu'il trouve.

         L'Argonaute était-il un autre Bernard-l'Ermite?

         La confusion était extrême.

         Alors que pour certains naturalistes le nom "Argonaute" s'appliquait à l'animal complet, coquille comprise, pour les autres il désignait seulement la coquille et l'animal marin mythique que l'on supposait en être le vrai constructeur. Le poulpe avait droit à un autre nom.

         Dans la longue plaidoirie qu'il a publiée en 1837 pour défendre la thèse de l’Argonaute squatter, Mr de Blainville fait, à sa manière, le point de la situation:

* "Mr Rafinesque a donné à ces poulpes à longs bras palmés, sans coquilles , le nom d'Ocythoë qui a été accepté par un assez grand nombre de naturalistes pour le poulpe de l'Argonaute, d'après nous"(7).       .

         et encore:

"La coquille que les conchyliologistes ont désignée sous le nom d'Argonaute..."

         Le docteur Paul Fischer mentionne encore la fameuse dichotomie dans son « Manuel de conchyliologie", de 1887:

* "La différence de forme qui existe entre l'Argonaute et sa coquille ont donné à penser que le Poulpe de l'Argonaute était un parasite se logeant dans une coquille qu'il n'avait pas construite. Dans cette hypothèse, on appelait Ocythoë le parasite de la coquille Argonauta. Blainville s'est fait le défenseur obstiné de la théorie du parasitisme, battue en brèche par les observations de Jeannette Power et de Rang ...".

         Il faut en déduire qu'un certain nombre de beaux esprits admettaient que l'animal inconnu, toujours le même, pullulait en assez grand nombre quelque part dans la mer pour que chaque Argonaute trouve, à chaque instant, la coquille correspondant exactement à sa taille du moment. Certaines études avaient établi, en effet, le rapport constant entre la taille des poulpes et celle de leurs coquilles:

         Monsieur de Blainville, toujours en 1837, mentionne ce fait sans lui accorder une importance décisive:

* "Cette observation du rapport de l'animal et de la coquille dans laquelle il habite (également faite par Mr C. Prévost qui nous a rapporté à l'appui un choix d'échantillons depuis la taille d'un ou deux pouces jusqu'à trois ou quatre) (8),             quoique non applicable à l'un des individus de la collection ancienne du Muséum, fut cependant confirmée par Mr Delle Chiaje, compatriote et élève de Poli.

         La controverse ne se limitait pas à la question de la coquille. La position du poulpe dans son logement était aussi un sujet d'affrontements.

         Jeanne nous aide à comprendre pourquoi:

         "J'ai constamment remarqué que le céphalopode de l'Argonauta étant sur le point d'expirer, abandonnait sa coquille"(3).

         La forme de l'animal n'étant d'aucune aide, il était possible, en poussant bien, de le remettre dans la coquille un peu comme on voulait. Mort en général depuis pas mal de temps au moment de l'examen par les naturalistes, il n'était pas en position de protester ou de montrer par quelque signe sa préférence pour une position plutôt que pour l'autre. Les illustrateurs avaient donc une chance sur deux de représenter l'animal à l'endroit.

         Il ne faut pas oublier que tous ces grands savants pontifiaient à partir de leur cabinet d'études et qu'aucun d'eux ne s'était donné la peine d'aller voir sur place la réalité des choses. Un extrait du mémoire de Mr de Blainville montre qu'une controverse engagée de la sorte pouvait durer pas mal de temps.

                   "Mr de Férussac avait assuré après Mr Duvernoy que le poulpe avait tout à fait la forme de sa coquille; et que si j'avais vu le contraire, c'est que l'échantillon que j'avais eu à ma disposition était altéré; et voila que Mr Delle Ciaje... dit positivement et contradictoirement que cela n'est pas, en sorte que l'observation de Mr de Férussac se retourne contre lui-même; c'est l'animal qu'il a observé qui était en mauvais état de conservation, et non le mien qui était même d'une fraîcheur si parfaite que les taches de la peau étaient encore colorées"(6).

       Les autres points de litige?

       Il faudrait plus de place que n'en prévoit cet article pour les énumérer et rapporter tout ce qui en a été écrit. Les plus importants seront mentionnés plus loin.

         Venons-en à notre Corrézienne et à sa brillante prestation.

           Si Jeannette Power, née Villepreux, n'a pas été une magicienne comme Médée (tout au moins à notre connaissance), elle a joué, comme elle, le rôle déterminant dans cette nouvelle affaire d'Argonautes. Naturaliste pratiquante et non sectaire, puisqu'elle s'est montrée curieuse de tout ce qu'elle rencontrait dans la belle Sicile, son grand intérêt pour les coquilla-ges et les fossiles(9) ne pouvait pas la laisser indifférente dans une querelle qui divisait en deux camps bien séparés le monde de la zoologie et, plus particulièrement, les conchyliologistes(10).

         Pour elle, l'occasion était belle de jouer un rôle de premier plan dans ce monde naturaliste qui était devenu sa passion. Grâce à la proximité de la mer et grâce aux diverses cages d'élevage qu'elle avait inventées dès 1832(11), elle était mieux que quiconque en position d'entreprendre l'observation systématique et continue de l'animal dans son milieu naturel.   .

* "Le poulpe de l'Argonaute fixa mon attention plus que les autres, parce que les naturalistes étaient de diverses opinions sur ce mollusque; je me fis un devoir, pour ainsi dire, de faire des recherches sérieuses sur les points les plus discutés au sujet des conditions physiologiques de ce céphalopode".

* "Je m'aperçus que le manque d'expérience était la cause de ces diverses opinions".

*   "Je n'ai pas étudié cet animal marin à l'aide de l'imagination, mais par des observations expérimentales".

         Des Argonautes, et bien vivants, il y en avait partout aux alentours de Messine où habitaient les Power, lui riche négociant de la colonie anglaise et elle affairée à toutes sortes de recherches sur l'environnement sicilien:

* "J'ai exploré le Détroit de Messine pendant plus de vingt ans".     .                      

* "Ils sont plus communs à Messine qu'à Palerme, rares à Milazzo

   e t   à Catane".                                                            .

* "Ils sont plus abondants dans les parties du Port de Messine où se trouvent beaucoup de bâtiments à l'ancre".

"Les marins m'apportaient dans un seau d'eau de mer tous les Argonauta qu'ils pêchaient vivants. J'en pêchais moi-même".

         En 1832, quand Jeanne commence la capture et l'élevage des Argonautes nécessaires pour ses observations et ses expériences, la thèse de la coquille sécrétée par l'Argonaute et celle de la coquille parasitée sont face à face:

         "Tandis que, d'une part MM. Lamarck, Montfort, Ranzani, soutiennent la première opinion, M. de Blainville, avec d'autres naturalistes, tiennent pour certaine la seconde, et ce savant malacologiste(10) vient établir que l'animal de l'Argonauta est tout à fait inconnu"(3).     .

         Pour apprécier le travail de Jeanne à sa juste valeur il faut avoir une bonne idée des difficultés et des contraintes que son entreprise n'a pas manqué d'entraîner. Au moment où elle commence son étude, l'élevage d'animaux marins dans leur milieu naturel était un problème d'un nouveau genre. Tout devait être improvisé, expérimenté et le matériel fabriqué sur place. Il fallait tirer profit de chaque réussite mais aussi de chaque échec, et s'astreindre à de nombreuses corvées domestiques. Quand Poli avait reçu un Argonaute vivant du Roi de Naples, il avait simplement oublié de le nourrir, ce qui avait fort écourté l'observation. Peut-on gagner les batailles si l'intendance ne suit pas?

         Que mangeait l'Argonaute, en quelle quantité, et à quelle fréquence?

         Quels étaient ses besoins vitaux? Comment se reproduisait-il?

         Les mêmes questions se posaient pour chacun des autres pensionnaires de Jeanne car, s'il n'est ici question que de l'Argonaute, elle a pratiqué bien d'autres animaux de la mer(12).

         Quelques citations donnent une idée de difficultés rencontrées:     .

* "Pour la réussite de mon projet, j'imaginai des cages (ayant obtenu la permission des autorités); je les plantai dans un bas fond maritime qui est dans le lazaret de Messine, dans un endroit où je pourrais, sans être dérangée, pour- suivre mes observations; ensuite j'y renfermai une quantité d'Argonauta             vivants, ayant soin de leur préparer chaque jour la nourriture nécessaire consistant en mollusques testacés, vénus, cythères, loligo cassés, que j'avais pêchés exprès à l'aide d'un râteau(13).

* "J'approchai ma barque de ladite cage, afin d'observer mes poulpes".

* "Cet animal est très soupçonneux, et aussitôt qu'il s'aperçoit qu'on l'observe, il rentre en un clin d'œil ses membranes dans sa coquille, s'enfuit au fond de la cage ou de la mer, et ne remonte à la surface que lorsqu’il se croit à l’abri de tout danger".

* "Je me posai souvent deux ou trois heures sur mes cages à observer ce que           faisaient mes Argonauta, et c'est ainsi que j'ai pu connaître leurs habitudes".

* "Puis survint un orage qui brisa mes cages et les Argonautes prirent la fuite".

* "Je ne pensai jamais à renoncer à mon entreprise, quoique je visse mes essais réitérés n'aboutir à aucun résultat satisfaisant".

* "Ce ne fut qu'après plusieurs mois que je réussis à éclaircir mes doutes, et à voir en même temps mes recherches couronnées d'un heureux succès".

* "Quand l'eau était un peu agitée, je la calmais et la faisais devenir comme une glace formant un immense cercle autour de ma barque, avec du sable humide bien mêlé d'huile que je jetais par poignées à droite et à gauche dans l'eau"

Sans pouvoir l'affirmer, il semble bien que nous ayons là la première étude systétématique et continue d'animaux marins dans leur milieu naturel.

Après les difficultés, il y a parfois la récompense suprême pour le chercheur:

* "Personne avant moi n'a vu, je crois pouvoir l'affirmer, comment l'Argonauta apparaît avec ses membranes étendues sur sa coquille; la seule peinture pourrait le démontrer, et j'ai joint ici un dessin précis que j'ai fait en 1833".

Les Messinois devaient trouver bien étrange cette "lady" qui parcourait leur île dans tous les sens et consacrait l'essentiel de son temps à des expérimentations dont bien peu d'entre eux pouvaient comprendre la finalité.

Jeanne se faisait-elle aider pour les corvées par son personnel domestique? On ne peut en douter. Il est évident qu'à Messine des serviteurs habitués à la mer ne devaient pas manquer, mais les autres? Ce qu'il reste de tradition juillacoise se souvient qu'une nièce venue à Messine auprès de sa tante n'avait pas du tout apprécié toutes ces expéditions sur l'eau et que, renonçant à sa chance, elle était vite revenue au pays.

Tant de travail et d'obstination portèrent leurs fruits.

Dès 1834, Jeanne envoie un mémoire sur ses premières observations à l'Académie Gioenia de Catane. Il est présenté à l'assemblée de décembre par le professeur Maravigna et il sera inséré, plus tard(14), dans le "Journal du cabinet littéraire de l'Académie" en même temps qu'un mémoire complémentaire de 1835.

C'est cette même année 1835 qu'a lieu un événement important qui aura, pour la gloire de notre héroïne, des suites bien regrettables.

Jeanne l'a relaté en détail dans son livre de 1856 et repris dans celui de 1860:

*   "Mr le chevalier Alban de Gasquet, capitaine de frégate, se trouvant à Messine au commencement de 1835 vint me voir différentes fois, accompagné des officiers de sa frégate. Lui ayant fait part de mes découvertes concernant l’ Argonaut a, il les trouva très intéressantes et me dit que je devais les envoyer à      l'Institut de Paris; qu'il avait un ami, Mr Rang, officier au corps royal de la Marine qui se chargerait volontiers de les présenter en mon nom à l'Institut. Je lui remis donc sur l'Argonauta Argo une copie en italien écrite de ma propre  main et accompagnée d'une lettre à l'adresse de Mr Rang, laissant ignorer à Mr Rang et à Mr Gasquet que le contenu dudit mémoire avait été lu en 1834 à l'Académie Gioenia de Catania. Peu de temps après je reçus avis de Mr Gas- quet que mon mémoire et ma lettre avaient été exactement remis à Mr Rang.                           N'ayant pas reçu de réponse de Mr Rang, quoiqu'il se fût écoulé un laps de temps assez long, je lui écrivis de nouveau; il garda un silence obstiné".

Si Mr Sander Rang n'a jamais essayé de dissimuler que les expériences qu'il a publiées en 1837 dans ses "Documents pour servir à l'histoire naturelle des Céphalopodes" étaient une répétition de celles de Jeanne, sa réputation de conchyliologiste éminent fera la différence pour les scientifiques de l'époque et pour la postérité. Dans les ouvrages spécialisés, son nom précédera souvent celui de Jeanne lorsque sont mentionnées les expérimentations décisives.

C'est pourtant Jeanne qui a eu, seule, l'idée géniale qui va étonner le monde savant de l'époque et lui attirer des compliments unanimes. Elle a pensé que si l'animal est capable de sécréter sa coquille, comme elle en est persuadée, il utilisera probablement cette capacité de sécrétion pour colmater des brèches faites dans sa coquille.

C'est le début d'un massacre:

* "En septembre 1833, je cassai en divers endroits les coquilles de vingt-sept Argonauta".

Et c'est bien ce qu'il se produit; l'animal est non seulement capable d'obturer les brèches à partir de la sécrétion de ses bras membraneux, mais il est aussi capable de les colmater avec des morceaux de coquilles cassées mis à sa disposition dans la cage. L’expérience est faite maintes fois, toujours avec le même succès.

Ce n'est pas encore la victoire complète mais c'est un beau succès à mettre au crédit de l'océanologie expérimentale qui est en train de naître.

Mr de Blainville, qui n'est pas encore convaincu, et qui ergote sur la nature de l'exsudation, rédige immédiatement un important mémoire de trente deux pages qui sera repris par les bulletins spécialisés de toutes les grandes sociétés scientifiques de l'époque et traduit en plusieurs langues.

Mais, c'est à Mr Rang qu'il s'adresse:

* "De nouvelles expériences faites en Sicile ont réveillé la discussion et comme Mr le capitaine Rang, par suite de l'invitation qui lui avait été faite par Mad. Power a répété une partie des expériences de cette dame, permettez moi de mettre ceux de vos lecteurs qui n'y sont pas au courant de la question"(6).

Madame Power" est citée vingt-deux fois dans ce document.

La naturaliste a envoyé des exemplaires de ses mémoires et des spécimens de coquilles réparées, plus de splendides dessins de sa main, à Catane et à Paris mais aussi à Londres où les Power ont un appartement; et c'est là qu'elle va trouver un puissant allié. Elle y a rencontré le célèbre professeur Richard Owen(15) que les céphalopodes intéressent au plus haut point. Il doit, en effet, le début de son immense notoriété à un mémoire de 1832 sur le "Pearly Nautilus", un cousin de l'Argonaute.

       "Dans un voyage que je fis à Londres et à Paris, les illustres professeurs Owen et Blainville m'engagèrent fortement à continuer mes expériences sur l'Argonauta".

         Le professeur Owen enthousiasmé par ce qu'il a reçu, et peut-être pas fâché de contrer magistralement Mr de Blainville son concurrent direct, rédige, en 1839, un long mémoire sur l'Argonaute qu'il lit, en septembre, devant la Zoological Society de Londres, d'où il sera largement diffusé:

         "This collection was formed by Madame Power in Sicily"(16)

         La question de l'Argonaute est traitée sous tous ses aspects et Jeanne est, là aussi, abondamment citée. Son nom paraît vingt-six fois dans le texte. Elle a même droit à la qualification admirative "d'accomplished lady"(17)

       Richard Owen fera un autre rapport en 1844 après que Jeanne ait effectué des expérimentations complémentaires qu'il avait suggérées. Dans la préface de "Mollusca", écrite en 1858, il consacrera la naturaliste en lui reconnaissant le mérite des premières expérimentations océanologiques et l'invention des premiers aquariums, ce que ne semble contredire aucun des documents connus à ce jour.

       "Beaucoup d'autres faits intéressants ont été révélés par l'ingénieuse et persévérante observatrice, grâce à l'emploi de ses "Gabiolines à la Power", qui ont été ainsi nommées par l'Académie gioénienne quelques années avant que la pratique d'étudier ainsi les animaux aquatiques soit introduite et diffusée dans ce pays" (18) .

       Jeanne ne s'est pas contentée de démontrer le pouvoir de sécrétion de l'animal, elle a étudié l'animal sous tous ses aspects.

         La fameuse coquille n'est pas seulement un refuge. C'est là que l'Argonaute pond ses œufs dans un mucus qui met la couvée à l'abri de l'eau de mer pendant les jours qui suivent l'éclosion. Avant la ponte, le poulpe agrandit sa coquille en laissant derrière lui l'espace nécessaire pour contenir la progéniture. Le savant Poli, en examinant les petits argonautes à ce stade de leur croissance, avait cru discerner des embryons de coquille en leur possession dès la naissance, et il en avait fait l'argument principal pour combattre la thèse du parasitisme dans la coquille. Malheureusement pour sa démonstration, Jeanne, qui était pourtant de son avis, constate que ce que le naturaliste napolitain a pris pour des coquilles minuscules n'est en réalité que des débris des œufs originels. Blasphème! Elle est invitée par le professeur Maravigna de Catane à refaire ses observations... pour constater que le résultat est le même:

       "Le microscope dont je me suis servie multipl(iait) 7.000 fois la grosseur".

       Cette destination évidente de la coquille pour la ponte, sans cesse constatée, posait un autre problème. Si tous les Argonautes avaient une coquille, il fallait en déduire que tous les Argonautes observés étaient au moins de temps en temps femelles. Fallait-il supposer l'hermaphrodisme, comme chez l'escargot, lui aussi un mollusque, ou y avait-il quelque part un mâle qu'il restait à découvrir?

       Ce mâle sera identifié plus tard car il présente, lui aussi, une particularité zoologique pas du tout évidente. Minuscule et sans aucune ressemblance avec la femelle, si ce n'est qu'il est indiscutablement un poulpe, il possède un long tentacule reproducteur qu'il met en place au moment de la copulation et abandonne aussitôt là où il est. Ce bras, fréquemment observé à proximité des œufs de l'Argonaute, avait reçu le nom d'Hectocotyle sans que le rapport soit fait avec sa fonction réelle. Il avait été pris pour un ver parasite de l'espèce.

       Jeanne avait fait le rapprochement puisqu'elle a écrit, en 1856 :

       " Ce petit céphalopode que j'avais pris dans mes observations pour un petit poulpe se trouve toujours sans exception sur les œufs de l' Argonauta et, n'ayant jamais rencontré de mâle, j'ai réfléchi sur ce petit animal...et je           suis portée à croire que ce petit animal sort de l'oeuf même et qu'il en est le Mâle" (3) .

       La priorité de cette découverte a été longtemps l'objet de litiges, et elle l'est peut-être encore. En 1887, le Docteur Paul Fischer écrira:

       " C'est à H.Müller qu'on doit cette découverte. Durant son séjour à Messine , Müller a vu que les mâles, très différents des femelles, étaient semblables à des poulpes et dépourvus de bras palmés et de coquilles".

       Si l'on considère que Müller est né en 1821, il avait donc onze ans quand Jeanne se penchait sur ses premiers Argonautes et, comme par hasard, c'est aussi à Messine qu'il a fait ses découvertes!

       Une expédition de scientifiques français vint de même à Messine en 1844(19). Jeanne en est partie depuis deux ans. Là aussi personne ne semble l'avoir connue. Dans le rapport de l'expédition, c'est le silence à son sujet malgré la mention d'une visite des savants au Docteur Coco, naturaliste messinois qui expérimentait pourtant de temps à autre avec Jeanne; elle le cite dans son livre.

         Pauvre Jeanne! Une femme du début du XIXème Siècle, même couverte de compliments par les maîtres du moment, pouvait-elle être autre chose qu'une expérimentatrice"? C'est le terme employé.

       Pour Richard Owen, (gloire lui en soit rendue!), même s'il cite le travail de Rang à plusieurs occasions, c'est Jeanne et Jeanne seule qui a tranché la question. Il l'a écrit dans ses notes de l'année 1840:

         "Madame Power a été la première à découvrir ces choses" (20) .

         Et il ajoute, ce qui n'est certainement pas un compliment qu'il envoie au génie des naturalistes de son temps:

         "Cela, avec d'autres faits, pose la question, je pense, pas de savoir si le poulpe appartient à la coquille, mais comment il a été possible de ne pas s'apercevoir de cela après tant de débats sur le sujet" (20).

Si l'on s'en tient aux dates connues, il semble que nous puissions plus ou moins situer la fin de la bataille de l'Argonaute en 1840 car une lettre de James Power à Richard Owen, datée d'avril et conservée par le Museum of Natural History de Londres, reprend un passage d'une lettre reçue de Jeanne, toujours en Sicile à cette époque:

         "Enfin Mr de Blainville s'est incliné, et il a écrit un long article en ma faveur; je ne l'ai pas encore vu mais il m'a été annoncé par le prince Granatelli qui a promis de m'en envoyer une copie" (21)

Bien des études écrites plus tard sur l'Argonaute semblent ignorer l'intervention déterminante de Jeanne. Ses ouvrages figurent pourtant dans les grandes bibliothèques de plusieurs pays, et, à lui seul, le témoignage d'un savant aussi éminent et aussi bien informé que Richard Owen aurait du suffire à établir la priorité de la savante tant pour l'invention des premiers aquariums que pour l'étude expérimentale de la faune marine.

     Ce témoignage a-t-il été méconnu ou volontairement négligé?

       L'oubli, heureusement, n'a pas été total. Madame Power est citée par Louis Figuier en 1866, le Dr Woodward en 1870 (avec le fameux Mr Rang); par Arnould Locard en 1886; par le Dr Paul Fischer en 1887 (encore avec Rang) et, plus récemment par Gordon Melvin et le Dr Albert Kölliker; cette liste étant loin d'être exhaustive (21)

       Au moment où la femme scientifique commence à être enfin admise comme une égale par ses confrères et reconnue pour ses œuvres, il est plus que temps de revendiquer pour la petite autodidacte corrézienne la place qui est la sienne et qu'elle aura tant attendue.

       Le présent Bulletin y aura contribué.

                                                                                Claude Arnal

                                                                             Juillac, juillet 1995.

==========================================================

                                               NOTES:

(1) C'est en rédigeant "Les femmes dans la science", en 1897, qu'A.Rebière a découvert l'existence de Jeanne. Il a publié dans ce même Bulletin, en 1899, le résultat de ses recherches sous le titre "Madame Power, une naturaliste oubliée". J. Hallaure, a traité le même sujet, en 1935, l'intitulant "La bergère Lili Villepreux, mère de l'océanographie".   .

(2) Jeanne Villepreux, fille d'un cordonnier du village, est née à Juillac (Corrèze) en 1794. Elle a connu à Paris, où elle était midinette, un riche Anglais, James Power, qui l'a épousée en Sicile en 1818. Devenue une naturaliste de haut niveau, et auteur d'ouvrages scientifiques, elle a crée à Messine, dès 1832, les premiers modèles d'aquariums et inauguré leur emploi systématique pour l'étude de la faune marine. Elle est morte à Juillac, réfugiée de guerre, en 1871.

(3) "Observations physiques sur le poulpe de l'Argonauta argo (commencées en 1832 et terminées en 1843)". Imprimerie Charles de Mourgues (1856).

         Les travaux de Jeanne ont été traduits en plusieurs langues:

         - Osservazioni fisiche sopra il polpo dell'Argonauta Argo - Catania; Atti , Accad.Gioen.XII.(1837).

           - Observazioni on the poulp of the Argonauta Argo, in Mag.nat.hist. London (1839)

         - Sull Argonauta Argo, in Effem. di Sicilia, XXIV (1839).

         - Continuazione delle osservazioni sul Polpo del Argonauta, in Giorn. sc.lett.et art. (1842).

-          Further experiments and observations on the Argonauta Argo - British Assoc. Rep.(1844)

-          Bemerkungen über das Thier von Argunauta Argo,nch.Nat.jahrg.XI(1845).

         - Ueber das Thier von Argonauta Argo, in Isis (1845).

(4) Mollusques dont la tête porte des tentacules (pieuvre, seiche, etc.).

(5) Ducrotay de Blainville (1777-1850): Successeur de Cuvier à la chaire d'anatomie comparée de la Sorbonne; suppléant du même au collège de France et au Muséum d'Histoire Naturelle où il occupe la chaire de conchyliologie à partir de 1830 (Larousse).

(6) Suite à la publication de Mr Sander Rang, Mr de Blainville rédige sa Lettre à MM les Rédacteurs des Annales d'anatomie et de physiologie sur le poulpe de l'Argonaute"- Levrault Editeur. Le texte occupe 31 pages.

La traduction en anglais paraît, la même année, dans le "Magazine of Natural History, à partir des Comptes Rendus Hebdomadaires des Séances de l'Académie des Sciences".

(7) Officier au Corps Royal de la Marine française. Conchyliologiste éminent. Il a rédigé, en 1828, un très important "Manuel de l'Histoire Naturelle des Mollusques et de leurs coquilles".

(8) Le pouce français valait 2cm,71. Les plus grandes coquilles atteignent 25 et même 30 cm.

(9) Elle a écrit, en 1837, un mémoire intitulé "Intorno alle conchiglie fossili nel circonvicini di Milazzo" (A propos des coquillages fossiles de la péninsule de Milazzo), mémoire présenté à l'Académie Gioenia de Catane par le professeur Maravigna.

(10) Le conchyliologiste étudie les coquillages. Le malacologiste étudie les mol-lusques.

(11) Voir ce même Bulletin pour l'année 1994.

(12) Voir "Observations et expériences physiques sur la Bulla lignaria...".

Charles de Mourgues Frères (1860). Le texte de 1856 sur l'Argonaute y estrepris.

(13) L'ungamo: "Il consiste en un sac en filet ayant un demi-cercle fixé à l'ouver- ture et attaché par chaque bout à un bout de fer droit, aplati et dentelé comme un râteau, avec une corde de chaque côté". (J.Power).

(14) Ce Journal, avec les mémoires de 1834 et 1835, ne paraîtra qu'en 1836, l'Aca- démie ne publiant ses annales qu'après avoir reçu le nombre de communications suffisant (note de J.Power).

(15) Richard Owen (1804-1892): chirurgien de formation. Appelé le "Cuvier anglais", il est le plus célèbre naturaliste de l'époque victorienne. Principal fondateur du Museum of Natural History, il a reçu les plus hautes distinctions françaises et étrangères. Paléontologue renommé, on lui doit l'invention du mot "dinosaure".

     Il est le fils d'une mère d'origine huguenote et d'un père négociant dans les West            Indies d'où vient James. Les ménages Owen et Power se lieront d'amitié (Archives du Museum of Natural History).

(16) Cette collection a été constituée par madame Power en Sicile.

(17) : accomplie, parfaite dans son genre (Larousse).

(18) "And many other interesting facts were brought to light by this persevering and ingenious observer, through the application of the "Gabioline alla Power", as her aquaria were termed by the Gioenian Academy, some years before the     practice of so studying aquatic animals was introduced and diffused in this           country".

(19) Lettre de Mr Paul Nival, zoologiste corrézien (décembre 1994).

(20) Extrait de "La vie de Richard Owen" par son petit-fils le révérend Richard Owen (Ed. John Murray, London; 1894.(page 154):

     "This, with other circumstances, makes the question I think, not whether the poulp belongs to the shell, but how it has come to pass that, after so many have debated on the subject. Madame P. has been the first to discover these things".

(21) "At last Mons.de Blainville has given in and has written a long article in my favour, I have not yet seen it, but it has been announced to me by Prince Granatelli who has promised to send me a copy of it".

(22) Le "Guida per la Sicilia" de "Jeannette Power, nata Villepreux" est en cours de réimpression en Sicile et il sera précédé par la biographie de la naturiste .

     (Istituto di Storia Messinese).