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- Mis à jour le mardi 23 septembre 2014 21:22
Jeannette Power Villepreux. Une naturaliste corrézienne en Sicile.
Extrait de " BULLETINS DE LA SOCIÉTÉ
DES LETTRES, SCIENCES ET ARTS
DE LA CORRÈZE "
Jeannette Power Villepreux
Une naturaliste corrézienne en Sicile
Suite à des travaux récents qui ont sorti de l'ombre une naturaliste corrézienne oubliée depuis bien longtemps(1), le "Département Régional des Biens culturels, de l'Environnement et de l'Instruction Publique de la région Sicile" vient de redécouvrir et de rééditer un remarquable guide régional publié‚ en 1842 , à Naples, par notre compatriote.
Intitulé "Guida per la Sicilia", et rédigé en italien, cet important ouvrage de 381 pages est différent par de nombreux aspects de tous ces guides touristiques qui commençaient à paraître un peu partout en Europe à la même époque. L'auteur, randonneuse infatigable, y a ajouté‚ en effet aux descriptions habituelles des sites et des curiosités locales tout ce qu'en naturaliste expérimentée elle a glané de particularités scientifiques et écologiques dans l'environnement. Il est certain que peu de Siciliens ont connu leur île aussi bien que cette étrangère; Jeanne(2) l'a parcourue à pied dans tous les sens, et bien des fois, dans le seul but de la connaître encore mieux... elle le précise dans une note de bas de page d'une autre de ses publications(3). Le chemin parcouru ainsi représente un nombre de kilomètres impressionnant, la Sicile étant très loin d'être un îlot, et il est certain que peu de femmes de la nouvelle condition sociale de Jeanne auraient accompli une pareille performance sans y être fortement contraintes.
Paru trois ans plus tôt, un autre livre de Jeanne: "Itinéraire en Sicile pour l'observation de tout ce qui touche aux sciences naturelles et à de nombreuses antiquités(4)", s'adressait à un public plus restreint . Il a certainement été d'une grande utilité lors de la rédaction ultérieure du Guide.
"Guida per la Sicilia" est donc un livre à prétention éducative, mais, chose inattendue si l'on oublie de considérer le contexte de l'époque, les Siciliens lui ont trouvé un mérite qu'ils ont apprécié‚ tout spécialement, semble-t-il.
C'est dans les pages du "Giornale del Gabinetto letterario dell'Accademia Gioenia di Catania", une publication lue dans toute l'Europe savante, qu'on retrouve ces lignes écrites en 1842:
"Nous ne pouvons pas taire le mérite qui revient à ce livre de ce qu'il rend cette vraie et impartiale justice qui nous a été depuis longtemps ingratement refusée. Nous avons même été‚ vilement calomniés en nous attribuant des coutumes qui ne sont pas les nôtres et en nous dérobant cette civilisation qui nous met au rang des nations européennes les plus cultivées.
La justice et la vérité‚ dirigent la plume de la grande Giovanna Power, laquelle, en honorant les Siciliens, a fait rougir de honte nos détracteurs. Elle mérite à juste titre notre gratitude et nos éloges en tant que personne ayant reçu de la nature une âme noble et généreuse, dépourvue de cet orgueil qui gonfle l'esprit de ces vampires étrangers qui, parce qu'ils appartiennent à une Angleterre ou une France, nations de premier ordre, croient avoir un droit de dégrader par le blasphème et le mensonge une île, parce qu'elle est plus petite que l'Angleterre ou moins peuplée que la France".
Ce genre d'appréciation devait être assez inhabituel, et peut-être même tout à fait nouveau, lors de la présentation d'un ouvrage destiné essentiellement aux touristes; même si à cette époque les touristes n'étaient pas ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Les voyageurs d'alors, souvent lettrés, polyglottes, et très cultivés, apportaient beaucoup d'attention aux particularités culturelles locales, et bon nombre d'entre eux publiaient, de retour à la maison, des livres ou de longs récits sur ce qu'ils avaient vu et ressenti. Les impressions de voyages étaient très à la mode au XIXème siècle et une visite à l'Italie, berceau des Arts et de la civilisation dominante à l'époque, était presque une obligation pour ces pèlerins d'un nouveau genre.
La Sicile, parfaitement consciente de son riche patrimoine historique et culturel, et consciente également d'être sous-estimée, souffrait d'une injustice qui faisait d'elle une annexe de ses grandes soeurs en matière de civilisation.
Comme par hasard, les deux pays visés par le texte critique sont ceux auxquels Jeanne se rattache par sa naissance et son mariage, mais il est clair que son action intelligente n'en est que plus glorifiée. La France et l'Angleterre dominaient alors l'Europe aussi bien politique que culturelle et scientifique, ce qui, on le voit ici, n'était pas admis sans quelque acrimonie. En ce début du XIXème siècle, toute l'Europe a souffert de la longue et coûteuse confrontation entre la France de Napoléon et ses opposants européens, et un reste de ressentiment, moins de trente ans plus tard, est assez normal. D'autre part, si des Bourbons sont sur le trône à Naples, le Blocus napoléonien a eu de lourdes conséquences économiques pour la Sicile, malaise dont le commerce anglais a largement profité pour occuper la place.
Lorsque le Guide paraît, les mouvements insurrectionnels de 1848 qui vont bouleverser l'île sont en gestation. Le Royaume des Deux Siciles, dont l'île est un important territoire, est très contesté. Déjà, depuis plusieurs années, le nationalisme local cherche son identité. C'est l'époque où se structure la célèbre Mafia dont le "Grand Larousse Encyclopédique" situe la naissance entre les années 1820 et 1840 ; précisément l'époque où les Power habitaient l'île. Jeanne et son époux n'ont pas pu ignorer le phénomène et il serait intéressant de savoir en quoi il a pu influencer leur comportement puis leur décision de quitter définitivement la Sicile.
En 1842, c'est à Naples qu'ils sont domiciliés mais ils iront ensuite à Paris où on les retrouve dès 1845.
Messine! C'est fini...
On pourrait supposer que la fréquentation de la noblesse et de leurs riches amis plaçait les Power dans le camp de la monarchie détestée, mais l'auteur de l'article cité‚ plus haut, un Sicilien de Catane indiscutablement très patriote, n'a pas l'air de leur en tenir rigueur. D'un autre côté "Guida per la Sicilia" est dédié à Nicola Santangelo, Ministre de l'Intérieur de Ferdinand II qui sera surnommé le "Roi bombe" après la destruction de Messine en 1848 par un pilonnage d'artillerie terriblement destructeur.
La question reste ouverte.
Ces points d'histoire traités, revenons au Guide et à ses autres mérites car l'ouvrage est remarquable pour bien d'autres raisons et, surtout, pour la formidable érudition de son auteur, autodidacte et étrangère au pays étudié, ne l'oublions pas. Si Jeanne a pu recueillir la majeure partie de ses informations historiques et géographiques dans des ouvrages de référence, pour la partie scientifique, qui était sa vraie spécialité, elle n'a pas pu bénéficier de la même assistance dans ce pays à la science encore indécise.
En 1842, la jeune autodidacte partie à pied de Juillac à Paris, et tout juste lettrée en 1812, est devenue une naturaliste dont les mérites ont été reconnus à maintes reprises par l'Europe savante, hommage que peu de femmes ont reçu avant elle.
" Guida per la Sicilia" ne sera jamais traduit en Français car son intérêt est purement local mais il n'est pas besoin de connaître la langue italienne pour consulter les tableaux d'inventaire et de classement de l'environnement naturel sicilien qui sont donnés en annexe, à la fin du livre. Les noms scientifiques sont semblables dans la plupart des pays occidentaux . Ils se devinent aisément, surtout pour les lecteurs qui ont dans leur bagage du grec et du latin..
L'inventaire effectué par Jeanne est impressionnant:
Pour les oiseaux, 267 espèces sont dénombrées, pour les plantes: 627, pour les arbres: 66, pour les mollusques: 601, pour les poissons: 132, pour les crustacés: 116. Il y a, en plus, l'énumération de 610 fossiles, 142 minéraux récoltés sur l'Etna proche de Messine (elle les possède pratiquement tous dans son cabinet) et 250 coquillages fossiles.
Des collections qui font rêver!
Et il ne s'agit pas d'une simple énumération puisque, pour chaque spécimen classé‚ suivant la méthode de Linné qui fait autorité à l'époque, des renseignements d'utilité pratique viennent compléter l'inventaire. Dans la plupart des tableaux les noms sont donnés également en Italien, et même en Sicilien; attention appréciée comme on a pu le constater!
Une liste de 75 éruptions de l'Etna est fournie en supplément ainsi qu'une statistique des surfaces boisées du célèbre volcan qui avait auparavant détruit des quartiers entiers de Messine en 1570, 1681 et 1783, pour ne citer que ses principales manifestations. Il pouvait recommencer à chaque instant et il recommencera en 1908. Même, entre-temps, son étude n'était pas sans risques puisque Jeanne signale des spasmes, heureusement de moindre importance, en 1819, 1831, 1832 et 1838, des années où elle étudiait de très près le monstre et son activité.
Doit-on aussi classer la Corrézienne parmi les premières vulcanologues?
Que sont devenues les collections de Jeanne qui ne sont pas toutes allées au fond de la mer lors du naufrage du Bramley perdu corps et biens en 1838 entre Messine et Londres ? En 1840, donc deux ans après le naufrage, Richard Owen déplore le départ d'Angleterre de la magnifique collection de fossiles que Jeanne ramène en France. Tout n'avait donc pas été englouti !
Nous savons par l'expertise pour les Assurances des biens perdus au cours du fameux naufrage que le cabinet d'histoire naturelle de Jeanne " par sa grande valeur et la rareté des spécimens qu'il contenait était classé par les savants parmi les plus riches et les plus singuliers d'Europe". Nous en trouvons la confirmation dans les tableaux du Guide qui constituent un précieux témoignage sur l'environnement à une époque donnée. Ils vont permettre aux naturalistes actuels de fructueuses comparaisons, la distribution des espèces étant en évolution constante.
Pour la réédition récente du livre, réalisée "à l'identique" par la photographie des pages de l'œuvre originale, deux préfaces ont été ajoutées par des chercheurs locaux à une biographie de Jeanne où un certain nombre d'Italiens et de Siciliens apprendront qu'il y a en France un département qui s'appelle la Corrèze.
La première préface, signée par le professeur Michela d'Angelo, retrace l'historique des guides touristiques du siècle dernier et explique ce qui fait l'originalité du travail de Jeanne.
" Jeannette Power n'a pas rédigé un de ces guides traditionnels faits pour les étrangers qui à cette époque étaient de plus en plus nombreux à visiter l'île "
" Ce guide devait être utile pour les étrangers, mais aussi pour les Italiens".
La partie scientifique en était la principale originalité:
"A cette époque, Jeannette Power était bien connue des milieux scientifiques internationaux pour ses études de sciences naturelles et pour ses expériences, conduites presque toutes à Messine, la ville où elle vivait depuis vingt ans".
L'autre préface, intitulée "Hypatie en Sicile"(5), écrite par le professeur Rosario Moscheo, expose l'état de la science dans l'île à l'époque où Jeanne y résidait.
Etre comparée à Hypatie, la grande femme de science alexandrine de la fin du IVème Siècle est déjà un beau compliment, mais, heureusement pour Jeanne, la comparaison s'arrête là. Aussi belle que savante Hypatie avait été massacrée par une foule déchaînée, excitée à la curée par le patriarche Saint-Cyrille que l'enseignement et le succès populaire d'une pareille femme contrariait.
Au XIXème siècle, on ne tuait plus les femmes savantes, on se contentait de les ignorer... et de les oublier.
Dans cette dernière préface, on peut relever ce jugement sur Jeanne et son oeuvre:
"C'est une dilettante de grande valeur, à la méthode très établie, dont les travaux ont servi à former à Messine et en Sicile des générations entières de chercheurs. Jeannette Power a été surtout une expérimentatrice infatigable, attentive aux nouveautés, et, dans une certaine mesure, un précurseur en biologie marine avec ses "cages à la Power", avec cette expérience sur le vivant qui sera le canon indiscuté de la recherche biologique toute entière pendant la deuxième moitié du Siècle ".
En note de bas de page, on trouve plus loin:
"Certaines observations précieuses demeurent concernant par exemple les matériaux lapidaires qui ont été‚ utilisés pour le péristyle de la cathédrale de Messine dont on pensait qu'ils appartenaient au Temple de Neptune. Elle les a identifiés comme étant du granit de Calabre extrait d'une grotte située dans les environs de Tropea. Il y a aussi ses notes sur ses trouvailles archéologiques dans la zone des lacs de Ganzirri et enfin la description d'un très beau château de la Renaissance, celui de Pietraperzia, qui appartenait autrefois aux Barresi et intact à l'‚poque. Il est réduit aujourd'hui à un tas de briques informe".
Quatre plans à déplier sont insérés dans le Guide(6). Trois sont des plans de fouilles réalisées à Syracuse, Agrigente et Selinonte. Seul le nom du graveur étant cité, on peut en déduire que c'est Jeanne qui a dessiné les planches. Elle en était fort capable si l'on considère la beauté‚ des peintures de sa main conservées au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. Le quatrième plan est un grande carte de la Sicile entière, indispensable pour les touristes, avec les divisions administratives du moment et les voies de communication déjà réalisées ou projetées.
Des renseignements directement utiles pour le voyageur complètent l'ouvrage.
A l'heure où la moindre notoriété est mise en exergue et sert d'appât pour attirer l'attention du touriste, comment la Sicile, la Corrèze, et surtout Juillac sa commune d'origine, ont-elles pu laisser oublier une femme pareille?.
Tant de mérite n'était donc pas suffisant?
De plus en plus le féminisme recherche ses racines et sa justification mais la liste des femmes de science n'est pas bien longue avant notre XXŠme Siècle, et ce n'est pas la place qui manque.
N'oubliez plus Jeanne S.V.P!
Au professeur Moscheo le dernier mot:
"Si un personnage a été, en plus, une femme, on peut vérifier comment une historiographie outrageusement sexiste en a éliminé , presque scientifiquement , toute trace".
Cl.ARNAL
Juillac , Septembre 1996
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NOTES
1) Voir dans le Bulletin 1994: "La Dame des Argonautes", et dans le Bulletin (1995: "La bataille des Argonautes".
(2) Jeanne a dû changer son prénom en Jeannette à cause d'une erreur d'état-civil lors du décès d'une jeune soeur. Ses écrits publiés sont signés "Jeannette Power, née (de) Villepreux".
(3) Observations sur l'origine des corps météoriques, aérolithes, bolides ou pierres qu'on dit tombées du ciel.
(4) Itinerario della Sicilia, rigardante tutt'i rami di storia naturale, e parecchi di antichità essa contiene.
(5) Ipazia in Sicilia.
(6)La réédition 1995 de "Guida per la Sicilia" a été ré‚alise sous la direction du professeur Michela d'Angelo pour l'Istituto di storici Gaetano Salvemini - Messina.
Un exemplaire est déposé à Tulle, aux "Archives de la Corrèze"