Un beau cerveau corrézien

Extrait de      " BULLETINS DE LA SOCIÉTÉ

DES LETTRES, SCIENCES ET ARTS

DE LA CORRÈZE "

 

 

 

Un beau cerveau corrézien.

      

       Si l’on considère la réputation peu flatteuse des cerveaux limousins il n’y a pas si longtemps encore, il est tout spécialement agréable d’en trouver un remarquable, authentiquement de chez nous, que notre Histoire avait oublié sur le bord du chemin. Surtout s’il est possible de prouver qu’il en vaut largement beaucoup d’autres, célébrés ceux-là depuis longtemps.

Et s’il peut en résulter un gain de prestige international, en plus des congratulations habituelles que se distribuent avec une aimable réciprocité les gens habitués de la plume, c’est le coup de chance à ne pas rater. Il ne faut surtout pas laisser passer une telle aubaine à une époque où la moindre possibilité de prestige est agitée comme la cape du matador pour attirer le touriste et ses économies. Pourquoi ne serait-on pas honorés de partager les racines d’un de ces beaux cerveaux que les hasards de la naissance font naître un peu partout dans le Monde et même, pourquoi pas, chez nous? Des dizaines de millions de prétendus sportifs ne s’attribuent-ils pas à grand bruit le mérite de victoires gagnées par des professionnels d’origines aussi diverses que parfois surprenantes et engagés à grands frais pour porter dans les compétitions médiatisées les couleurs du plus offrant. Personne ne se préoccupe de l’origine réelle de ces vainqueurs quand commence le délire de la victoire et retentissent les maintenant fameux "on a gagné"!

A une époque où fabriquer des notoriétés avec n’importe qui ou n’importe quoi est devenu une activité très lucrative , sortir des oubliettes une authentique personnalité locale et hautement qualifiée qui n’aurait jamais dû y séjourner vaut bien quelques articles dans une publication comme celle-ci . C’est une occasion idéale pour joindre l’utile à l’agréable.

       C’est ce qui s’est passé avec la présente Revue des Lettres, Sciences et Arts lorsque, de 1994 à

1997(1), elle s’est attachée à faire connaître à des lecteurs étonnés et parfois intéressés qu’une femme hors du commun et digne de figurer au tableau d’honneur de la Science mondiale avait été une Corrézienne authentique . Documents à l’appui . C’est bien sûr de Jeanne Villepreux qu’il s’agit, cette Juillacoise partie à pied à Paris en 1812 à l’âge de 18 ans pour travailler dans la couture et qui trouva dans la Capitale, puis à Messine, l’occasion inespérée de démontrer, à une époque où les femmes en étaient jugées incapables, qu’un cerveau féminin bien fait pouvait valoir au moins autant qu’un grand nombre de cerveaux masculins surfaits assez souvent.             Corrézienne, Jeanne Villepreux l’était indubitablement puisque, fille d’un gendarme-salpêtrier-cantonnier-cordonnier juillacois et d’une mère limougeaude, elle est née le 25 septembre 1794 qui se disait à l’époque : 5 vendémiaire de l’an III. Le Département était donc tout neuf. Né fin février 1790, il n’avait que trois ans. Par contre, se sentait-on déjà Corrézien en 1794? C’est une autre affaire!

                  Nous pensons avoir le droit d’affirmer, même sans preuves, que Jeanne, restée dans le Bourg de Juillac pendant ses dix-huit premières années, a été imprégnée jusqu’au dernier neurone de cette culture limousine que le monde entier nous envie (c'était avant la langue d'o.k et ce sont les dépliants touristiques qui le disent!). Il nous plaît de croire qu’elle en a gardé toute sa vie l’empreinte, cette nostalgie du pays natal et des jeunes années que traînent avec eux les déracinés d’où qu’ils viennent et où qu’ils aillent. Alors que le Monde est grand, c’est tout naturellement en Corrèze qu’elle est revenue se réfugier en 1871 quand l’invasion prussienne l’a chassée de Paris et c’est là qu’elle rencontrera la mort à l’âge de 77 ans.

                 La famille juillacoise dépitée par la perte de l’héritage s’en étant désintéressée et les intellectuels du cru étant incontestablement plus férus de politicaillerie que de science expérimentale, c’était presque l’oubli définitif. Avec les années qui passaient la renaissance actuelle devenait de moins en moins probable…

            Mais les temps ont changé. La femme nouvelle exige de plus en plus, dans les pays où elle peut se le permettre, la reconnaissance et le partage de cette cérébralité dont les hommes se sont si longtemps prétendus les détenteurs exclusifs. Elle prouve chaque jour dans les universités, les laboratoires, les chantiers et les affaires, que la tête de bon nombre d’entre elles quitte de temps en temps le casque du coiffeur, les casseroles, le mari envahissant et les bruyants marmots pour occuper avec toute la compétence nécessaire des places que des hommes bien marris voient avec regret leur échapper.

          Il n’y a là nul miracle ou mutation soudaine. L’évolution prend son temps et, si bien des modes ont défilé pendant les 1587 années qui nous séparent du massacre de la merveilleuse Hypathie(2) ( l’ancêtre des femmes savantes répertoriées) qui en savait apparemment trop, rien ne laisse croire que des neurones supplémentaires soient venus s’ajouter dans des cerveaux jusque-là déficients.

         Ce n’est pas le cerveau féminin qui a changé, c’est l’utilisation que la femme en fait.

          Jeanne Villepreux et quelques autres rares effrontées en sont la preuve. Bien sûr, elles ne sont pas nombreuses mais est-on certains qu’au fond des oubliettes d’autres Jeanne n’attendent pas un heureux hasard pour venir nous étonner ?

          A priori, Jeanne n’a rien fait d’extraordinaire. Elle a fait ce que faisaient beaucoup de gens de qualité qui en avaient la possibilité matérielle à une époque où, suite au Siècle des Lumières, il était du dernier chic de se préoccuper de connaissances et des secrets de la nature. C’était l’époque où les cabinets de curiosités privés rivalisaient de splendeur. On allait expressément les admirer et le visiteur était tenu de s’extasier devant la rareté et la richesse des spécimens exhibés, d’autant plus précieux qu’ils étaient rares et spectaculaires.

          Le plus beau cadeau que pouvait faire le voyageur à son retour de terres lointaines était de rapporter quelques espèces inconnues qui rejoignaient dans les vitrines pour les collections, les serres

et les parcs pour les végétaux, les trésors déjà amassés. C’est à ces voyageurs et à cette mode que l’on doit tant de nouvelles espèces animales et végétales qui, implantées désormais chez nous, sont devenues si banales que seuls les connaisseurs savent encore leur véritable origine.

          Jeanne n’a donc rien fait de plus que suivre une mode, un snobisme de son temps ?

            Peut-être. Mais elle l’a fait autrement. Elle l’a fait en femme de science. Elle ne s’est pas contentée d’aligner le butin de ses investigations dans un charmant petit musée. Avide de connaissances, elle ne s’est laissée rebuter par aucun effort, aucune corvée - et cela pendant des années - pour expérimenter; ce qui reste la meilleure façon de mettre fin aux nombreuses et interminables polémiques dont tant de scientifiques patentés munis de beaux diplômes font encore aujourd’hui l'essentiel de leurs activités .

          Elle a agi en femme savante à une époque où, rappelons-le, cette prétention faisait sourire. N’est-ce pas Monsieur Molière?

          Savante ? Jeanne l’a été ; mais ridicule, Certainement pas.

          Cela commence à se savoir car, aujourd’hui, les nouvelles vont vite. Elles vont même parfois plus vite à l’autre bout du monde qu’au village voisin comme nous allons le voir.

          Où en est-on aujourd’hui ? Faut-il prévoir un retour prochain de Jeanne aux oubliettes?

          La réponse est non. Quelques éléments pris dans un dossier maintenant épais suffisent à le prouver.

          Quoi qu’il se passe, le cratère patera « Villepreux-Power » figure désormais officiellement dans l’Atlas de la planète Vénus (22°S/210°E).

          Il est là pour la durée de l’éternité humaine et il y aura toujours de par le monde quelques curieux pour s’interroger sur l’origine de ce nom préféré à beaucoup d’autres. On peut même rêver qu’un jour quelque audacieux mettra le pied dans le fameux cratère ou qu’un événement quelconque le mettra en vedette.

          En Corrèze, les choses se sont moins bien passées.

          Après la belle initiative de la Province du Limousin, de l’Académie de Limoges, de la Maec (une mission académique) et de l’Aquarium du Limousin qui s’étaient cotisés en 1997 pour produire une magnifique plaquette de quatre pages - dont deux en couleurs s’il vous plaît - la notoriété semblait acquise. Tous les établissements scolaires de la Corrèze avertis ainsi n’allaient-ils pas s’enflammer pour cette merveilleuse compatriote, et enseigner la bonne nouvelle à leurs étudiants, flattés d’appartenir au Département qui avait accouché d’un cerveau aussi rare et aussi remarquable ?

          En fait, le secret a été bien gardé.

     C’est une femme de lettres parisienne, Nadine Lefébure, qui a lancé l’affaire au niveau national. Elle projetait justement de rédiger un livre consacré aux femmes et la mer : “ Femmes océanes ”. Jeanne arrivait à point pour étoffer une documentation assez maigre par la force des choses. En effet, peu de femmes sont mêlées à la conquête des océans et celles qui l’ont fait ont laissé peu de traces.  

          Est arrivé ensuite du British Museum le document majeur : le texte du célèbre naturaliste anglais victorien Richard Owen, dit le Cuvier anglais. Grand admirateur du travail de Jeanne, il avait pris la peine de publier en 1858 que c’est bien à elle que l’on doit, dès 1832, la création des premières cages marines et des “ aquaria ”, dits d'abord "cages à la Power", pour l’expérimentation en milieu aquatique. Ce témoignage, respectable entre tous, faisait d’elle la pionnière exclusive de l’aquariophilie et de la biologie marine, les historiens de l’aquariophilie faisant remonter les premiers aquariums aux années 1850.

            L’intervention de l’Union Astronomique Internationale qui, réunie à Kyoto en juin 1997, a baptisé du nom “Villepreux-Power” un des grands cratères de la planète Vénus, a aidé fortement à ouvrir définitivement les volets de l'Histoire. Les femmes savantes qui ont leur nom dans l’espace sont vite énumérées!

            Des astronomes de 60 pays réunis à Kyoto qui consacrent quelques minutes à une Corrézienne ! Cela doit être bien banal puisque c’est déjà en grande partie oublié et nulle part commémoré dans le Département concerné.

          C’est en prenant connaissance de ces informations majeures (et d’autres) que Séthanne Howard , une astronome américaine de grande renommée , a reçu Jeanne sur son tableau d'honneur des “ Femmes de science des 4000 dernières années ” (4.000 years of Women in Science) qu’elle a publiée sur Internet et qui fait référence .

            Grâce à elle, Jeanne et le texte biographique qui lui est attaché naviguent maintenant autour du monde. Par effet boule de neige le réseau s’élargit rapidement et les nouveaux sites consacrés aux pionnières de la Science se gardent bien désormais de l’oublier.

          En faut-il des exemples ? Quelques-uns suffiront car la liste devient longue. C’est le texte anglais d’origine de Sethanne Howard, l’astronome dont il est parlé plus haut, qui est régulièrement repris.

          "Jeanne Villepreux est née dans un village français (Juillac) en 1794 . Elle est allée à pied à Paris, etc. ”.

          Struart Bailey, le rédacteur en chef du « Bulletin of The Malacological Society of London » (les mollusques) a préféré écrire son propre texte et une page entière de son journal a été consacrée à l'ancêtre. Cinq mille exemplaires en sont distribués un peu partout dans le Monde.

         Deux textes, repris d'internet, méritent une citation :

                        - 1° “ La femme comme inventeur ”, de Matilda Joslyn Gage , une    féministe américaine célèbre aux USA pour ses combats contre toutes les injustices . Son texte, traduit ici, est paru dans la « North American Review » en 1883 .

         “ Si l’on passe en revue les découvertes des femmes de science où brillent les noms d’Hypathie , Maria Agnesi , et Caroline Herschel, il faut mentionner en plus l’aquarium , l’invention de madame          Jeanette (sic) Power , une des plus éminentes naturalistes de ce siècle . Elle l’a employé pour faire de curieuses découvertes scientifiques. L’apport de l’aquarium a été incalculable pour la zoologie marine. Non seulement des espèces rares des océans Indien , Arctique et Pacifique ont pu être comparées , mais le domaine de l’embryologie a pu être abordé , et les grands problèmes Darwiniens de l’évolution et de la permanence des types sont sur le point d’être résolus grâce à cette instrumentation “ .

-2° “ L’Encyclopædia Britannica ”: 

         ”Les femmes scientifiques notoires comprennent Barbara Mc Clintock , prix Nobel de physiologie et de médecine             1983 ;Dorothy Crowfoot Hodgkin , prix Nobel de Chimie 1964 ;et Jeanne Villepreux -Power , la fameuse naturaliste européenne du 19ème siècle .”

        Les sites, essentiellement américains, où Jeanne figure parmi ses nouvelles consœurs portent les titres les plus flatteurs. En voici quelques- uns :

- Les Géants de la Science (Science Giants) sur le site de l'Université d'Indiana

- Les grandes dames de la Science et des Mathématiques (Great Women in Science & Mathematics).

Les Femmes remarquables du Passé et du Présent – Biologie. (Distinguished Women of Past and Present - Biologie).

Des fiches pour les biologistes célèbres (Famous biologists cards).

- Les femmes qui ont fait la différence (Women who made a   difference).

-  Projet de recherches pour l’Histoire de la Science (History of   Science Research Project -Collège de Chattanooga).

     -  Les femmes célèbres ».

C’est l’Université de Chicago qui pose à ses étudiants la question :

       “ Jeanne Villepreux-Power est             considérée par quelques personnes comme la mère de la biologie marine. Quel est le travail qui l’a rendue célèbre

       Les lecteurs internautes, trouveront bien d’autres sites qu’ils serait fastidieux de nommer ici. Il suffit d’interroger par exemple le site « Copernic » qui fouille les archives et fournit une longue liste d’ adresses pour « villepreux-power ».    

       Il n’y a donc rien en Français ?

       Si ! Il y a un site « made in Juillac » consacré à trois “ personnalités de l’endroit ». Il y a surtout eu en 2001 à Paris , au Panthéon , l’exposition “ D comme Découvreuses ”. Jeanne y a figuré à l’égale de nos plus célèbres compatriotes de la Science et des Arts (mais surtout de la littérature et des Arts car des Femmes de Science, l’Histoire n’en connaît pas beaucoup).

          Citons pour mettre un terme à ce beau palmarès : la réédition du Guide de la Sicile écrit en italien que Jeanne a publié à Naples en 1840 , et la thèse sur les époux Power, écrite aussi en Italien, présentée fin 2000 par une étudiante sicilienne devant l’Université de Messine.

          Où Jeanne est-elle honorée dans sa province, son département, sa commune natale ? Cherchez bien. Vous ne trouverez pas. Mais puisqu’au Panthéon, la Patrie est dite reconnaissante, la Corrèze et Juillac finiront peut-être par l’être un jour.                                                                

                                                                                                         Claude Arnal

                                                                                                      Juillac , août 2002

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                                                                NOTES   

(1) In la présente Revue : 1994 : La dame des Argonautes (12 pp.) ; 1995 : La bataille de l’Argonaute (16 pp) ; 1996 : Une naturaliste corrézienne en Sicile ( 7 pp) ,et , 1997 : Une corrézienne sur la planète Vénus ( 7 pp.).

(2) Remarquable femme savante alexandrienne (370-415). Elle est morte massacrée par la foule à l'âge de 45 ans. Saint-Cyrille, que l'immense popularité de la femme savante gênait, serait à l'origine du lynchage.

En 1997, le prof. Rosario Mosheo de l'Université de Messine , dans un article sur Jeanne, intitulait son texte: "Ipazia in Sicilia".