Congrès de Messine 2010. Messine dans les années de Jeannette Power (1818-1842)

 

 

 

D’après

IL NATURALISTA SICILIAN0

Volume XXXVI, N° 2 (2012)

 

(pages 239 à 246) article de GIOVANNI MOLONIA

Traduction par Arlette Anglade

 

MESSINE DANS LES ANNEES DE JEANNETTE POWER (1818- 1842)

 

I – Dans une ville reconstruite

        Aujourd’hui Messine est la capitale d’une province qui comprend 4 districts, 27 arrondissements, 113 communes ; elle comporte une population de 331 117 habitants ; s’étend sur 1048 kilomètres carrés, avec 315 habitants au kilomètre carré.

       - Les produits naturels sont la soie, l’huile, le vin, le blé, le maïs, les châtaignes, les noix, les noisettes, le lin, la mauve, les raisins secs, ‟raisins de Corinthe” de Lipari, des fruits en abondance parmi lesquels les citrons et les oranges douces (Portogalli) qui constituent sa principale branche de commerce.

        - Messine est une ville essentiellement commerçante, et avant la découverte du cap de Bonne Espérance elle pouvait avec raison, se dire le marché de toutes les productions des Indes Orientales ; à partir desquelles proviendront un jour ses immenses richesses que, généreusement, ses habitants employèrent dans des œuvres de magnificence, de charité et de religion.

        - Après les fatals tremblements de terre de 1783 elle est ressortie plus belle de ses ruines. Auparavant les rues étaient étroites, tortueuses et encombrées de toits en marquise. Maintenant au contraire la plupart sont larges, droites, bien pavées et bordées de beaux bâtiments.

      - Ainsi, dans ‟Guida per la Sicilia” (‟ Guide pour la Sicile”) (1842), Jeannette Power décrit la ville depuis le quartier où elle réside depuis presque un quart de siècle et où elle a passé une profitable et heureuse période d’étude.

        - La Messine qu’en 1818 Jeannette alors âgée de 23 ans avait connue était une ville entièrement reconstruite après les dommages causés par les tremblements de terre calabro-siciliens de février et mars 1783. Grâce à l’intervention opportune de la monarchie des Bourbons qui lança toute une série d’initiatives, la ville a pu, en fait, retrouver une nouvelle vie en un temps relativement bref.

       - Dans la ville ravagée par le séisme la reconstruction de la ‟Palazzata” du 17ème siècle, symbole de la grandeur passée de la ville, a réuni toutes les forces culturelles et politiques locales jusqu’à la promulgation en 1803 de la dépêche des Bourbons avec l’ordre de sa réédification. La ‟Palazzata” en grande partie reconstruite d’après le dessin néoclassique de l’architecte messinois Giacomo Minutoli, est décrite par Jeannette Power comme ‟Une sorte de somptueux théâtre maritime où serait une série d’édifices d’architecture uniforme” et comme ‟un ensemble merveilleux par son étendue qui s’étire sur plus d’un siècle : c’est pourquoi elle comptait autrefois parmi les merveilles du monde avant d’être détruite par les séismes de 1783”. Au centre de ce nouveau théâtre maritime qui est ‟rebâti mais reste en partie incomplet”, s’élève le Palazzo Communale décrit par Jeannette en 1842 comme ‟une œuvre vraiment magnifique”. Quand Jeannette Villepreux y arriva, la ville est subdivisée en six quartiers. Après 1783 la ville, qui renait ‟plus belle de ses ruines”, se présente avec un nouveau plan urbain : les rues qui avant étaient ‟étroites, tortueuses et encombrées de toits en marquise”, sont à présent ‟pour la plupart” larges, droites, bien pavées et ‟bordées de belles demeures”.

       - De la cité reconstruite, après quelques lignes sur son origine antique et sur sa longue histoire, dans le ‟Guide de la Sicile” Jeannette décrit une cinquantaine d’églises avec les œuvres d’art qu’elles contiennent, les statues et les fontaines dans les rues et sur les places, mais aussi les forteresses (Château Gonzaga, Castellaccio, la Roche Guelfonia), l’‟Hôpital de la Pitié”, l’Université des Etudes, le Mont de la Piété, le Théâtre et aussi le Palais Communal, le Palais Reale situé dans le Grand Prieuré Gerosolimitano.

       - Quand Jeannette Villepreux arrive à Messine pour épouser le marchand anglais James Power, Messine traverse la période critique la plus importante de la Restauration, et plus particulièrement à cause des effets de la fin de la ‟décennie anglaise” 1806 – 1815. Au cours de cette décennie dans la ville du Détroit, un millier de soldats anglais arrivèrent pour protéger l’île d’une éventuelle invasion napoléonienne et pour tenter de reconquérir pour Ferdinando IV de Bourbon le règne de Naples occupé par les français. En même temps que les militaires, quelques dizaines de marchands anglais arrivèrent à la recherche de marchés alternatifs après la fermeture des ports européens à la suite du Blocus Continental instauré par Napoléon en 1806. S’installa ainsi une grosse communauté marchande anglaise qui mit de solides racines dans l’économie et dans la société locale et qui restera aussi durant la conjoncture difficile successive aux guerres napoléoniennes. Depuis 1815 en effet le retour à Naples de la cour de Ferdinando IV (depuis 1816 Ferdinando I roi des 2 Siciles) et le départ des troupes anglaises de la Sicile marquèrent la fin d’une période de prospérité.      En 1817, en outre, la situation à Messine est aggravée par la révocation de beaucoup d’exemptions et par les modifications dans le régime de port franc de la part du gouvernement des Bourbons. Dans la même année la ville devint chef-lieu de province dans le circuit du nouvel arrangement administratif qui subdivisa la Sicile en sept vallées, l’une d’entre elles est la vallée de Messine. Un autre décret de 1817 mit fin au gouvernement militaire de la ville, pendant que quelque bénéfice pour le commerce dérivait de l’institution en 1818 de la Chambre Consultative du Tribunal de Commerce.

        - Après une longue période de stagnation et après la répression des soulèvements Carbonari en 1820–21 par le gouvernement des Bourbons dans les deux décennies successives – qui coïncident en grande partie avec le séjour sicilien des époux Power -, Messina ‟représentait la tête de pont idéale qui unissait l’île à la culture italienne et européenne, manifestant ainsi un vigoureux renouvellement spirituel qui se répandit avec bénéfice sur toute l’île”.

       Le nouveau climat politique et culturel, qui s’est créé avec l’arrivée au trône de Ferdinando II de Bourbon (1830) toucha tout le Règne des Deux Siciles. Cette période qui suit la révolution de 1820-21 et précède celle de la révolution de 1848, a été subtilement définie par Francesco De Sanctis comme ‟l’intervalle politique de tolérance concédé à la réaction des Bourbons au développement intellectuel”.

 

II – Entre culture et société

        Entre 1830 et 1848 en réalité, ‟la société sicilienne – d’après Gaetano Cingari – se développe même après le traumatisme de 1820 et la décennie réactionnaire sans cependant résoudre ses nœuds structurels ; elle s’est placée dans une dimension plus moderne, amorce de son isolement, proposant des programmes parfois en rupture complète avec le passé”.

        Aussi et surtout Messine, qui est parmi les villes les plus ouvertes à la nouveauté, ressent positivement ce nouveau climat. L’apport des institutions comme l’Accademia Carolina et l’Accademia Peloritana dei Pericolanti où agissent de prestigieux intellectuels comme Monseigneur Gaetano Grano l’abbé benedettino Gregorio Cianciolo et le professeur Carmelo La Farina est déterminant dans la vie culturelle. Surtout à l’initiative de ce dernier naquit le Musée Civique Peloritano, un petit espace associé à l’Accademia Peloritana destiné à la conservation et à l’exposition d’objets d’art, d’artisanat, d’histoire, de techniques et de sciences : ‟A Messine – écrit Jeannette Power en 1839 – il y a un commencement de musée, mais il est encore petit ; en attendant grâce au zèle du Gouvernement et des citadins, il va s’agrandir”.

       L’Accademia Peloritana qui en 1826 réforma ses statuts, en 2 décennies successives associe ‟les ingénieurs les plus distingués dans la noble cause de coopérer au développement des lettres et des sciences”. Déjà dans les années vingt le Collège Carolino delle Scuole Pie introduisit de nouvelles matières d’enseignement, meilleures que celles existantes et prêta une attention particulière au choix des professeurs. Dans le secteur de l’instruction primaire la commune finança une école d’enseignement mutuel, dont le directeur Giacomo Cardile, au début des années vingt fut envoyé ‟à Naples pour apprendre la pratique de cette méthode”. On pense aussi à l’instruction des filles : en 1822 le Decurionato augmenta le nombre des maîtres dans le Collège de Maria, ‟dans cet établissement il s’agit d’instruire les filles, tant dans les principes de la morale que dans les travaux domestiques et dans la lecture et l’écriture”. Les écoles privées sont nombreuses et fréquentées par des jeunes de la bourgeoisie aisée de la province et de la Calabre voisine : l’école ‟d’enseignement mutuel” de Flavia Grosso, une riche veuve trentenaire qui en 1835 épousa l’architecte Giacomo Fiore, est estimée aussi par Jeannette Power dans un article publié dans le périodique ‟Passetemps pour les Dames”.

        Mais l’évènement culturel le plus important est ‟l’élévation” de l’Accademia Carolina au rang de Régie Universitaire. Inaugurée solennellement le 4 novembre 1838, l’Université des études, restaurée après la suppression de 1678, peut à présent accorder ‟les degrés d’approbation de licence et doctorat” en Philosophie et Sciences Naturelles, Jurisprudence, Littérature et Théologie, Médecine et Chirurgie. L’année suivante est créé le Cabinet Littéraire qui, comme ‟essentiel et unique” but, propose ‟l’étude et la communication réciproque des idées scientifiques et littéraires des associations”.

       Les associations et lieux de rencontres pour la bourgeoisie cultivée ne manquent pas. En 1825 est créée la ‟Societa della Borsa”, par la fusion de la ‟société des fleurs” et de la ‟Stanze della Borsa”, deux associations citadines qui depuis le début du siècle sont les lieux de rencontre de la classe aristocratique locale et de la riche colonie anglaise. En 1829 nait la Societa Filodrammatica qui édifie un petit théâtre à ses frais et trois années plus tard nait l’Accademia Filarmonica : les deux associations fusionneront en 1840.

         Pour la vie artistique citadine aussi les années trente sont une période très heureuse. Avec le Décret Régie du 11 mars 1836 la chaire des beaux-arts a été dédoublée en celle de Dessin et peinture et celle de Gravure. La première est tenue par Letterio Subba, peintre, sculpteur, graveur et architecte, la deuxième est créée par le jeune graveur Tommaso Aloisio Juvara qui, aux frais de la commune, s’est spécialisé à Rome et à Parme et a appris l’usage des nouvelles techniques à Londres et à Paris. Un évènement académique important est, en 1839 l’exposition d’Art de Messine accueillie dans la salle d’honneur municipale. Des expositions périodiques dédiées aux ‟arti sorelle” sont assez fréquentes dans le Royaume et ensuite aussi en Sicile. Elles servent à encourager les artistes (surtout les plus jeunes, qui ensuite seront introduits dans le milieu romain) moyennant aussi l’acquisition par la Municipalité, des meilleures œuvres. Le mécénat est donc important, la classe aisée entreprenante des colonies étrangères présentes en ville y joue un grand rôle.

         Dans les années de Jeannette, le théâtre de la ville est le ‟petit et mal bâti” théâtre La Munizione, pour lequel le premier projet de reconstruction réalisé en 1822 est confié à l’architecte napolitain Pietro Valente. A la fin des années trente ‟l’auguste Ferdinand II a donné l’ordre d’en construire un autre dans la rue Ferdinanda, lequel correspondra à l’éclat et à la population de la ville″ ; ce sera le théâtre Santa Elisabetta (après 1860 théâtre Vittorio Emanuele II), sa première pierre est posée en 1842 et sa réalisation est confiée encore à Valente qui est assisté par Carlo Falconieri en tant qu’architecte ‟des détails”. Mais les époux Power ne verront pas l’inauguration solennelle le 12 janvier 1852, ayant quitté la ville depuis presque dix ans, ils ne pourront pas admirer la gigantesque statue en bronze de Ferdinand II commandée par le Decurionato de Messine au sculpteur Pietro Tenerani et placée le 30 mai 1845 sur la place Ferdinanda en face de la mairie.

         Durant le séjour des Power dans le Messine fervent, il y avait malgré un ton calme, une polémique entre classiques et romantiques qui trouvait un grand développement dans les journaux périodiques locaux , les principaux en tête sont « Il Maurolico » et « Lo Spettatore Zancleo ». Parmi les jeunes poètes un poste de premier plan revient à Felice Bisazza, auteur d’un discours passionné sur la défense du Romantisme et d’une ‟lettre ouverte” qui décrit l’ambiance culturelle de Messine à cette époque. Et sur le plan philosophique, si à Naples avec l’expérience française une plus précoce assimilation des canons du réalisme s’affirmait au contraire à Messine, la sensibilité du philosophe calabrais Pasquale Galluppi perdurait.

         L’art Typographique de Messine, qui vante une tradition séculaire, dans la première moitié du 19ème siècle imprime environ 70 périodiques et produit des œuvres avec des lithographies raffinées : le plus bel exemplaire est le feste scolari di Nostra Donna delle lettera in Messina l’anno M.DCCC.XLII descritte da Domenico Ventimiglia [=les fêtes séculaires de Notre Dame des lettres à Messine l’année M.DCCC.XLII décrite par Domenico Ventimiglia], gravé dans l’imprimerie de Guiseppe Fiumara. Tant l’auteur que le typographe sont bien connus de Jeannette Power : Vintimiglia lui dédie un portrait dans la revue de Messine « L’Innominato », pendant que Fiumara imprime en 1839 l’Itinerario della Sicilia riguardante tutti i rami di storia naturale, e parecchi antichità che essa contiene [= l’Itinéraire de la Sicile considérant toutes les branches des sciences naturelles et beaucoup des antiquités qu’elle possède].

         Durant les années Power les sciences naturelles et médicales ont eu aussi une grande impulsion en ville : la commune envoie se perfectionner à l’extérieur ses étudiants les plus brillants. Les noms qui ressortent sont surtout ceux du naturaliste botaniste et zoologue Gioacchino Arrosto et du chimiste pharmacien Antonio Arrosto, mais aussi ceux de Natale Aloisio, professeur de Botanique dans la R.Università et de Nicolo Prestandrea (1802-1867), professeur de chimie et de plus ‟naturaliste énergique”.

         Le domaine médical, à son plus haut niveau, est représenté par Carmelo Pugliatti, professeur de clinique chirurgicale et obstétrique, par Natale Catanoso, par Lorenzo Maisano, par Antonio Aragona professeur d’Anatomie humaine dans l’académie Carolina, par Gaetano Caracciolo, professeur de Physique puis de Pathologie générale et Clinique médicale, et par-dessus tout par Anastasio Cocco (1799-1854) médecin aux vastes intérêts scientifiques qui vont de la botanique à l’ichtyologie. Avec Cocco en particulier, les époux Power entretiennent une cordiale amitié et habitent ‟pour un certain temps la villa des Cocco située sur un très agréable petit tertre surplombant le sud du village Gravitelle”.

         Madame Jeannette Power fréquente aussi les grands collectionneurs de la ville comme Giuseppe Grosso Cacopardo, Luigi Benoit, Antonietta Gargotta, Guiseppe Longo, et pour ses recherches elle s’assure de la collaboration de Pietro Campanella, commerçant de ‟minéraux et de coquillages vivants ou fossiles” et de Mariano Cesareo, propriétaire d’‟une bonne collection de coquillages siciliens”.

 

         C’est dans cette ville caractérisée par une vigoureuse ambiance culturelle et scientifique, que dans les années trente Jeannette créera son ‟laboratoire” dans les eaux du détroit devenant une extraordinaire chercheuse en sciences naturelles.