Jeanne Villepreux-Power (1794 - 1871)

la "Dame de l'Argonaute"

Bulletin des Amis du Muséum n°279 page36 à 38

Article de François J. Meunier

Ichtyologue, professeur émérite du Muséum national d'histoire naturelle

 

 

 

Jeanne Villepreux voit le jour en Corrèze dans le village de Juillac où son père exerce le métier de cordonnier et élève quelques vaches. Elle n’a que 11 ans quand elle perd sa mère, mais cette dernière avait eu le temps de lui apprendre à lire et à écrire.

D’abord bergère, s’occupant également de son frère et de sa soeur, plus jeunes, elle monte à Paris à l’âge de 18 ans pour y trouver un emploi chez une tante. Elle entame un long voyage pédestre et mouvementé, notamment à Orléans où elle passe quelques semaines dans un couvent et y apprend la broderie. Elle poursuit sa route jusqu’à Paris et on la retrouve dans la boutique de Mme Clémence Gagelin, boutique de mode fréquentée par la société aristocratique. Elle y pratique la broderie. Elle s’y révèle d’une grande adresse et fait preuve de beaucoup de goût. Paris vit alors sous le régime de la Restauration et les dames de la haute société apprécient le travail de notre brodeuse. C’est dans ce cadre qu’elle est chargée par sa patronne de la confection de la robe de mariée de la Princesse Marie-Caroline de Bourbon-Sicile (1798-1870) qui épouse le Duc de Berry, Charles-Ferdinand (1778-1820), neveu de Louis XVIII et second fils de Charles X.

C’est à l’occasion des festivités de ce mariage en 1816 où elle est présente que Jeanne rencontre James Power (1791-1872), un riche commerçant anglais d’origine irlandaise, installé à Messine en Sicile. Coup de foudre immédiat entre les deux jeunes gens qui se marient en 1818. Jeanne devenue Lady Villepreux-Power part avec son époux à Messine (Note de la rédaction du site Jeanne Villepreux-Power : il faut corriger cette dernière phrase qui laisse entendre que Jeanne s'est mariée avant d'aller à Messine, alors qu'elle s'est mariée à Messine le 4 mars 1818). Dans cette ville, le couple mène une vie de luxe dans la société locale où la jeune lady est rapidement adoptée par la société cultivée du Royaume des Deux-Siciles.

Animée d’une grande curiosité, Jeanne éprouve le besoin de s’occuper. Elle apprend plusieurs langues, dont l’anglais et l’italien. Elle fréquente les salons de Messine où elle dévore de multiples ouvrages, notamment ceux traitant de sciences naturelles. Femme d’action, cette culture de salon ne lui suffit pas et elle sort dans la campagne pour observer les milieux naturels. Elle parcourt la Sicile en tous sens pour en découvrir les richesses naturelles et archéologiques : minéraux, végétaux, animaux, fossiles, relevé des éruptions de l’Etna.... Elle rédige, en 1842, un ouvrage de 400 pages décrivant toutes ces curiosités. C’est un véritable guide de découverte de la Sicile (Guida per la Sicilia) à l’usage des voyageurs, mais aussi des naturalistes et qui a fait récemment l’objet de deux rééditions en 1995 et 2008.

Jeanne Villepreux est une véritable naturaliste, autodidacte, qui réalise une importante collection de « curiosités naturelles » qu’elle rassemble dans un « cabinet de curiosités ». Mais elle s’intéresse aussi aux « mystères » de la vie et c’est essentiellement sur ce point qu’elle se singularise et qu’elle apparaît comme une grande scientifique.

La vie des animaux aquatiques l’attire tout spécialement. À cette époque, les eaux de la baie de Messine sont particulièrement claires et révèlent toute une faune qui pique la curiosité de Jeanne. Elle étudie donc ces animaux, tout d’abord par l’observation directe à partir des barques des pêcheurs. Mais les animaux bougent et échappent rapidement à l’observatrice. Elle va donc mettre au point des systèmes qui vont lui permettre de maintenir les animaux dans des enceintes de façon à analyser leur comportement : il s’agit des « cages dites à la Power » (1) immergées in situ et des « Aquaria » installés dans son cabinet. Parmi tout un ensemble d’observations sur les mollusques, sa contribution majeure est l’étude de la sexualité et de l’origine de la « nacelle » de l’argonaute femelle (Argonauta argo), mollusque céphalopode.

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(1) Ces cages se caractérisent par des parois non étanches, laissant passer l’eau de mer. De plus, elles sont pourvues d’un couvercle amovible permettant l’observation des animaux qui y sont enfermés.

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En ce début du XIXe siècle deux grandes questions occupent les malacologistes au sujet de l’argonaute :

1) Où sont les mâles qui fécondent les femelles ? 2) Quelle est l’origine de la coquille (= la « nacelle ») dans laquelle la femelle pond ses oeufs ?, question déjà posée par les « grands anciens », Aristote (-384 à -322) et Pline (23-79). D’une façon générale, les zoologistes de l’époque de Jeanne, notamment de Blainville (1777-1850), titulaire de la chaire de Malacologie du Muséum, considèrent que l’animal se procure, comme le fait le bernard-l’ermite, des coquilles vides abandonnées par une autre espèce plutôt que de la fabriquer lui-même. Remarquons toutefois, qu’un autre professeur du Muséum, Lamarck (1744-1829), considérait que la femelle de l’argonaute fabriquait la nacelle elle-même.

Jeanne fait la description du mâle qui est de très petite taille et considéré comme une espèce différente. Elle précise très correctement l’origine de la nacelle fabriquée par la femelle. La baie de Messine abritait un grand nombre d’exemplaires d’argonautes et Jeanne avait donc observé leurs moeurs en maintes occasions, depuis son arrivée en Sicile en 1818. Elle se propose d’essayer de résoudre ces deux questions. Effectivement, elle complète ses observations « de terrain » par celles d’élevages expérimentaux menés au « laboratoire » dans des « cages » aux parois de verre, qui sont en fait les tout premiers aquariums modernes. Elle écrit : « Dans ce but (observation des animaux vivants), j’inventais des aquariums en verre que je fis établir dans ma maison au bord de mer […]. J’introduisis dans l’intérieur de cette cage de l’algue, des plantes marines, de petites parties de roches, de petits cailloux […]. J’étudiais des animaux marins dans l’eau de mer maintenue au degré de valeur voulue et j’avais la nourriture qui convenait à chaque espèce… ». Elle est ainsi la première scientifique à étudier des animaux marins hors de leur milieu naturel. Remarquons sa volonté de reproduire, en introduisant divers éléments vivants et inertes dans ses enceintes, un environnement aussi proche que possible du milieu naturel. L’essentiel de son travail expérimental est réalisé de 1832 à 1843. Malheureusement, le couple doit quitter la Sicile en 1843 pour s’installer alternativement à Londres et à Paris. De plus, la majorité des collections constituant son cabinet de curiosités disparaît dans le naufrage du Bramley en 1838. Avec ce retour sur le « continent » Jeanne arrête ses travaux expérimentaux de recherche.

Jeanne Villepreux ne se contente pas d’observer, elle rédige les résultats de ses travaux. Elle publie sa première note à l’Académie de Catane en 1834. Elle envoie également des comptes rendus à divers scientifiques renommés, en Italie, en France et en Angleterre. En 1835, elle confie un mémoire à un conchyliologue français, Sander Rang (2) (1793-1844), qui s’approprie ses travaux tout en y introduisant des erreurs en les transformant. Ce travail, « revu et corrigé » fut présenté au nom de S. Rang par de Blainville à l’Académie des Sciences (3).

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(2) Un des rares survivants du naufrage de la « Méduse ».

(3) Rapport sur une note de M. Rang concernant le poulpe de l’Argonaute, fait à l’Académie des Sciences par M. de Blainville en 1837, C.R.A.S. 602-611.

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Au contraire, Richard Owen (1804- 1892), « l’inventeur » des dinosaures et également malacologiste renommé, a laissé des témoignages écrits de son admiration pour la qualité du travail scientifique de Jeanne Villepreux dans l’Encyclopedia Britanica (1858). Jeanne lui ayant envoyé une série d’échantillons fixés correspondant aux différentes étapes de ses expérimentations. Richard Owen confirme le bien-fondé des résultats de Jeanne : l’argonaute ne « parasite » pas la coquille d’un autre animal. La femelle fabrique cette nacelle où elle pond ses oeufs et elle est même capable de la réparer. Ce sont bien les deux bras aplatis qui interviennent dans cette fonction. Par ailleurs, il reconnaît aussi son travail fondateur dans la réalisation des aquariums et sa priorité scientifique sur cette question de la coquille des

argonautes. Elle fut la première femme admise comme membre de l’Académie de Catane et elle était correspondante de la Société Zoologique de Londres dès 1839.

Outre ses travaux fondamentaux sur l’argonaute (description du mâle de très petite taille et l’origine de la nacelle), Jeanne Villepreux s’est avérée une pionnière dans divers autres domaines. Sur la lancée de ses cages d’élevage, elle fait une proposition remarquable. Mais laissons-lui la parole : « Les rivières de Sicile contiennent très peu de poissons et les écrevisses manquent totalement. On pourrait repeupler ces rivières en faisant construire de grandes cages en bois contenant de petits poissons […]. On fixerait ces cages en un endroit déterminé de la rivière, près de quelque maison dont le propriétaire se chargerait de les surveiller et d’y introduire de la nourriture de chaque espèce […]. On introduirait dans la cage du sable de rivière bien lavé, de petites pierres, des stalactites, des pierres creusées, de la lave qui contient des cavités, de larges tuyaux ou demi-tuyaux en terre cuite fixés sur les petites pierres […] de manière que les poissons puissent facilement circuler dans ces tuyaux, des herbes fluviatiles qui abondent dans ces rivières et dans les angles, de petits arbustes ou tout objet propre à recevoir les oeufs […]. Au moment de la ponte, on déposerait chaque espèce de poisson dans une de ces cages. À la fin de la ponte et de la fécondation des oeufs, on pêcherait ces poissons pour leur rendre la liberté. Ensuite lorsque les petits poissons auraient atteint la grosseur voulue, on en pêcherait pour les transporter ailleurs, puis on ouvrirait la cage pour laisser sortir ceux qui s’y trouveraient encore… ».

Autre proposition originale de Jeanne pour l’époque : la construction de laboratoires en bord de mer pour étudier les animaux marins. Effectivement, de nombreux laboratoires marins vont être ouverts dans la deuxième moitié du XIXe siècle :

Victor Coste crée le Laboratoire (la station de biologie marine ?) de Concarneau en 1859 pour le Collège de France.

Henry de Lacaze-Duthiers ouvre Roscoff en 1872 et Banyuls/Mer en 1882.

Anton Dohrn, zoologiste allemand, crée le laboratoire marin de Naples en 1873 et celui de Messine en 1888…

pour ne citer que les plus importants.

Jeanne Villepreux est également auteure d’un petit travail d’éthologie : « Observations sur les moeurs de la martre commune, étude dédiée à Madame la Comtesse de Santi » (Note de la rédaction du site Jeanne Villepreux-Power : il faut lire ici, Madame la Comtesse de Santo Domingo). En plus de ses qualités de scientifique, Jeanne Villepreux était une excellente dessinatrice comme en témoigne son aquarelle réalisée en 1839 qui représente une femelle d’argonaute et qui est conservée à la bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris.

Autodidacte, femme de science à une époque où la science était entre les mains quasi exclusivement d’une corporation masculine, les travaux de Jeanne Villepreux-Power ont été, sauf exception, sous-estimés, voire ignorés dans notre pays, même s’ils étaient en bonne place dans les bibliothèques. Elle est donc totalement tombée dans l’oubli, malgré ses contributions scientifiques de valeur. Elle est mieux connue en dehors de nos frontières et tout particulièrement en Italie. Un ichtyologue italien, en son temps, Anastasio Cocco (1799-1854) lui a dédié une espèce de poisson Gonostoma poweriae en 1838 (4), une espèce mésopélagique de la famille des Phosichthyidae (5), abondante en mer Méditerranée, aujourd’hui appelée Vincigueria poweriae (Cocco, 1838). Cette renommée internationale de Jeanne s’est confirmée en 1997, par l’Union Astronomique Internationale qui lui a dédié un cratère sur Vénus : ce cratère de 100 km de diamètre a une surface de 7 850 km² environ.

Il est donc grand temps que Jeanne Villepreux-Power trouve enfin la place qu’elle mérite dans le « temple » de la Science française.

 

Résumé de la conférence présentée le 23 mars 2019

à la Société des Amis du Muséum national

d’Histoire naturelle et du Jardin des Plantes

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(4) Dans un ouvrage intitulé « Sur quelques Salmonides de la mer de Messine » (traduction du titre italien) où il décrit treize nouvelles espèces de poissons.

(5) Une famille de poissons caractérisés par la présence de photophores sur le corps.

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BIBLIOGRAPHIE

Debaz J., 2012.- Cendrillon et la querelle de l’Argonaute. Pour la Science. Regards. Histoire des Sciences. 396 : 82-86.

Debaz J., 2012.- Jeanne Villepreux-Power : une pionnière de la biologie marine. Rayonnement du CNRS, 58 : 70-75.

Power J., 2008.- Guida per la Sicilia. Réimpr. Sous la dir. de Michela d’Angelo, Istituto di Studi Storici Gaetano Salvemini (1ère éd., 1842).

 

ILLUSTRATIONS (non reproduites dans le texte sur ce site)

Illustrations tirées de l’ouvrage de Claude DUNETON : La Dame de l’Argonaute, Denoël, Paris, février 2009.