Article du journal La République

 

Cet article est paru dans le journal la République (8 Novembre 1911) Journal du Département de la Corrèze , repris en présentation de texte, et annoté de trois corrections apportées par Anne Lan.

 

Il est suivi des photocopies de l'article sur le journal lui-même.

 

   

 

Pour un tombeau abandonné

 

 

A la mémoire de Jeannette Power, naturaliste.

 

  

Novembre a ramené la fête annuelle des morts.

Tandis que les pieux souvenirs ont fleuri d’immortelles ou de chrysanthèmes les sépultures de nos proches, le moment semble venu d’attirer la pitié publique sur un pauvre tombeau abandonné dans un coin de cimetière limousin : il mérite à plus d’un titre d’être relevé de ses ruines, avant qu’elles ne disparaissent à leur tour.

Ce tombeau croulant, enfoui sous les ronces à Juillac, est la dernière demeure d’une personne qui a consacré trente ans de sa vie aux sciences naturelles, correspondu avec les grands savants de son époque, fait partie de maintes sociétés académiques, s’est distinguée par plusieurs inventions fécondes et une découverte importante au point de vue scientifique.

Ajoutez qu’il s’agit d’une femme – chose particulièrement rare par tout pays – et qu’aux talents extraordinaires de son esprit se joignaient les charmes d’une éclatante beauté : esprit et beauté furent même la cause de singulières péripéties, qui, telles dans un vrai roman d’aventures, firent d’une petite bergère une grande dame.

 

Jeannette Power était née Jeanne Villepreux, à Juillac, le 26 septembre 1794. Son père, Pierre Villepreux, exerçait le métier d’agent salepêtrier ; sa mère, Jeanne Nicaud, n’avait pas de profession ; pauvres et chargés d’enfants, ils placèrent dès qu’ils purent leur fillette dans un village voisin.

Jeannette, que l’on dénommait familièrement Lili, fut bientôt par sa gentillesse et ses attraits, remarquée par le fils de la maison où elle servait ; il voulut l’épouser, mais comme les parents étaient gens trop riches pour laisser faire ce mariage, ils s’y opposèrent formellement. De cette idylle contrariée, la pauvre fille conçut le plus vif chagrin : elle dut quitter sa place et même le pays.

Sur la promesse d’un emploi à Paris, faite par quelque ami de la famille, Lili partit avec un cousin, marchand de bœufs, qui faisait le voyage ; mais, en route, elle a à se plaindre de lui, et à Orléans, elle doit recourir à la protection du commissaire de police. Le magistrat de la police, comme on disait alors, en avril 1812, ne permet pas qu’elle aille plus loin sans le consentement de son père ; il exige même une caution, qu’elle paye par les quelques économies emportées avec elle. La malheureuse fille écrit alors, d’une écriture lourde et enfantine, au maire de Juillac, pour avoir le certificat et, dès l’arrivée de cette pièce, elle peut continuer son chemin, grâce à de complaisants voituriers.

Parvenue trop tard à destination, Lili trouve l’emploi occupé déjà et elle se met à parcourir la ville ! Elle s’arrête tout en larmes à la devanture d’une élégante modiste, éblouie par l’étalage, mais désolée par le manque d’argent et probablement par la faim : son sort touche la maîtresse du magasin, qui l’accueille et l’engage comme apprentie.

Bientôt sa dextérité, son savoir-faire, son goût l’élèvent au rang de première. La modiste faisait, aussi bien que les chapeaux, les robes et les vêtements ; sous ses ordres, Jeannette compose les broderies d’une robe de cérémonie destinée à une princesse de Naples que devait épouser le duc de Berry. On était en 1816.

Un riche Irlandais, de passage à Paris, James Power, voit cette parure merveilleuse et s’enquiert de l’artiste aux doigts de fée qui l’a créée. On la lui présente ; la jeune fille est encore dans tout l’éclat de ses vingt ans et douée d’un vif esprit naturel : elle séduit tellement son admirateur qu’il se décide à l’épouser (1), mais, auparavant, il lui fait donner une éducation distinguée.

James Power, esquire, – écuyer dans l’ancienne noblesse française, – avait besoin d’une compagne d’élite. Il fut, quelques temps après, nommé directeur des télégraphes sous marins anglo-italiens et occupa une grande situation dans le royaume des Deux-Siciles. Présentée à la cour de Naples, Mistress Power fit aussitôt sensation par sa beauté et ses connaissances brillantes : elle est polyglotte, savante naturaliste et voyageuse très remarquable. Dix ans (2), elle habite Messine et visite l’île à fond. Elle se lie avec des personnes du plus haut rang, comme la duchesse de Belviso et avec des personnalités scientifiques, tels que le professeur Maravignia, de Catane.

Dès son arrivée, elle s’adonne particulièrement à l’histoire naturelle. Elle imagine alors une Station zoologique et un Laboratoire maritime dont semblent procéder les établissements modernes en ce genre, qui rendent tant de services à la biologie.

Des cages qu’elle invente gardent son nom : l’Académie de Gioenia de Catane, les appela Gabbioline alla Power, en 1834, et la Société zoologique de Londres Power-cages en 1838. Elles étaient construites en bois solide, munies d’ancres aux quatre coins, pour les fixer dans la mer, entre deux eaux, et pouvaient rester plusieurs années immergées sans se détériorer. Elle les avait établies dans le lazaret de Messine, avec autorisation spéciale du gouvernement ; une sorte de tribune ou de chaire s’élevait à 50 centimètres au-dessus du niveau de l’eau, très transparente à cet endroit ; une trappe lui permettait d’observer, sans être vue, la cage et ses habitants ; c’est là, qu’assise pendant de longues heures, notre naturaliste suivait l’évolution des êtres marins qu’elle entretenait et elle en tenait un journal régulier, au jour le jour.

Sur la côte, dans sa maison, un laboratoire était doté d’aquariums également créés par elle, pour continuer ses expériences dans un courant d’eau de mer qui les alimentait très ingénieusement. Et elle complétait son matériel d’étude avec les collections d’un musée particulier, pourvu abondamment par les trois règnes de la nature. Un plan méthodique qu’elle écrivit, guidait, du reste, ses recherches sur la biologie des animaux et celle des plantes.

La nourriture et la digestion du mollusque, la Bulla lignaria, de l’étoile de mer, de la poulpe l’Octopus vulgaris ; la reproduction des êtres conchylifères ; la façon dont les testacés marins peuvent rétablir leurs parties tranchées ; les mœurs du crustacé Powerii, – qui garde son nom – celle de la tortue terrestre de Sicile ; la genèse des chenilles et papillons qu’elle suivit pendant quinze ans consécutifs, lui fournirent la matière de communications très neuves, originales, fort curieuses, en langue italienne à l’Académie de Gioenia de Catane, et dans divers périodiques siciliens ; en anglais, en plusieurs revues, à la Société zoologique et à la British Association for advancement of science ; – et ses articles étaient traduits dans les publications allemandes. 

N’ayant pas d’enfants, Mme Power s’attache jusqu’à des martres communes (fouines) ; elle apprivoise un couple et en raconte la vie domestique avec un vrai charme.

Mais, en histoire naturelle, le fait important qui compte à son actif, c’est la découverte du secret de l’Argonauta Argo, ce nautile des Grecs qui, nageant avec sa coquille sur les mers, aurait enseigné aux hommes l’art de la navigation. Et son nom rappelle les marins du navire Argo, les Argonautes qui partirent pour la Colchique à la conquête de la Toison d’or.

Les anciens, Aristote, Elien, Pline, etc., avaient cherché en vain la formation de cette coquille, qui semble indépendante de l’animal. Jusqu’aux biologistes modernes, les savants se disputaient au sujet du véritable constructeur du test. Lamarck croyait bien, mais sans preuve, que c’était la poulpe elle-même, mais Blainville soutenait que c’était plutôt un parasite, un autre être que l’habitant. Il était réservé à une femme, à notre compatriote de résoudre cette question intéressante, controversée depuis deux mille ans. 

À force d’observation dans ses Cages à la Power, elle est parvenue d’abord à distinguer l’Argonaute mâle que n’avaient pas connu les Anciens, de la femelle, qui n’a pas sa coquille. Elle a minutieusement étudié leur structure et leurs habitudes ; elle a vu l’animal réparer rapidement sa conque fracturée et employer ses bras vollifères à la construction de leur nacelle. Comme à son excellente plume d’écrivain se joignait un habile et preste crayon, elle put croquer l’Argonaute à l’œuvre pour en présenter les planches dès 1834 à l’Académie de Gioenia de Catane.

Or, le mérite de la découverte failli lui être ravi par un malacologiste en renom, Sander Rang, qui abusa de la communication qu’elle lui avait faite de ses expériences ; dans un mémoire adressé à l’Institut, en 1837, il accapare les faits en les démarquant, alors que les naturalistes et les journaux de la Sicile les avaient heureusement enregistrés trois ans auparavant. Il fallut que, devant la Société zoologique de Londres, le célèbre professeur Richard Owen fît rendre justice à Jeannette Power et lui assura l’antériorité de ses remarques. Les Argonauta qui avaient servi et ses observations furent exposés aux Musées de l’Académie de Catane et au Collège royal des chirurgiens Lincoln Innfields, à Londres, et envoyés aux diverses sociétés dont elle était correspondante.

Le recueil de mémoires de Mme Power publié en trois langues différentes, parut enfin en français dans une édition définitive en 1860, sous le titre : Observations et Expériences physiques sur plusieurs animaux marins et terrestres. Mais l’ouvrage le plus important qu’elle écrivit est certainement le volume de 400 pages en italien, orné de quatre cartes : Guida per la Sicilia, opera di Giavanna Power, nata Villepreux (Naples, 1842). Dans ce livre, elle décrit, au point de vue historique, archéologique et pittoresque, pays, villes et monuments, musées et bibliothèques : c’était la preuve de connaissances nombreuses et variées. Le guide se complète de catalogues des oiseaux, poissons, mollusques, fossiles, plantes, roches de la contrée, qui composaient son riche cabinet d’histoire naturelle.

Ces catalogues sont d’ailleurs tout ce qui reste de collections qui ont malheureusement péri dans un naufrage.

Mme Power voyage beaucoup, faisant de fréquents séjours à Londres. En 1861 enfin, elle se fixa avec son mari, à Paris, où ils habitèrent 28 rue Jacob. Elle ne revenait que rarement en Limousin, mais s’occupait de sa famille, de ses frères, de ses compatriotes, avec la plus serviable bonté. Et sur ses Observations Physiques, cette femme de science faisait suivre sa signature de l’indication de son cher endroit natal : Juillac. 

Les titres qu’elle énumère, à la suite de son nom et de son lieu d’origine, sur la couverture de ses ouvrages, montrent ses relations étendues dans le monde savant : mais ils tiennent bien treize lignes : Sociétés de Londres, de Bruxelles, de Paris, Académie des Deux-Siciles, de Marseille et de plusieurs départements français, se comptent jusqu’à quinze !

Cela ne lui suffit pas. Elle est en rapport de lettres ou de visites avec les naturalistes Owen, Sowerby, de Blainville et le Muséum de Paris ; ses relations mondaines comprennent des familles patriciennes des Deux-Siciles et de l’aristocratie anglaise. Si bien douée de qualités natives, l’ex-bergère de Juillac jouit de la haute situation et de la richesse de son mari. Il ne lui manque plus que des prétentions personnelles à la noblesse. À la légende dorée de sa vie, elle ajoute une généalogie merveilleuse.

Des recherches qu’elle fait rattachent les Villepreux aux seigneurs d’une localité de leur nom connue dès 856 en Ile de France illustrée par plusieurs personnages de marque et de brillantes alliances, cette lignée aurait proliféré en Guyenne et produit entre autres un jeune cavalier servant de Mademoiselle de Hautefort. Un Villepreux compromis dans la conspiration de Saint Mars serait venu se cacher en Limousin, et Mme Power prétend en descendre. Elle signe fièrement « Née de Villepreux » sur ses ouvrages et sur ses cartes de visite, armoriés. Il n’y a pas lieu ici de faire une révision de tels dires nobiliaires, avec les registres locaux.

C’est à Juillac qu’elle passe ses dernières années, dans la maison de M. Faure. Cette vieille dame, que visitaient de vieux savants, s’intéressait beaucoup à l’instruction des enfants de l’endroit, sans doute en rappel de ses débuts ; elle mettait, par sa grande modestie, en doute

ses talents exceptionnels dans l’esprit de plus d’un concitoyen ; peu bienveillants pour les capacités des femmes et surtout pour les compatriotes arrivés, ils se refusaient à croire qu’elle était bien l’auteur de ses livres. Pour certains, ce n’est même qu’une aventurière qui a réussi.

Partageant son temps entre Paris et le Limousin, elle est tout à coup séparée de son mari pendant la guerre de 1870 ; les affaires de celui-ci le retiennent dans la capitale assiégée. Et Mme Power souffre alors du manque de ressources, ce qui l’oblige alors, durant quelques mois, d’avoir recours à l’aide pécuniaire de ses riches relations.

Les événements empêchent même M. Power d’assister aux derniers instants de sa femme : elle mourut le 25 janvier 1871. Quelques jours après, le siège de Paris est levé et il accourt à Juillac, mais trop tard… Il élève à son épouse bien aimée un tombeau, une petite chapelle en forme de maison, dans lequel à son tour il se fit ensevelir, en 1876 (3).

James Power donne ainsi, même après sa mort, la preuve de son affection à la compagne de sa vie qu’il avait toujours beaucoup admirée.

 

Notre récit biographique, recueilli dans le pays auprès des contemporains de l’héroïne, diffère un peu, surtout pour la fin, de la notice d’Alphonse Rebière, Madame Power, une Naturaliste oubliée, publiée en 1899. Ce regretté historien signala déjà le tombeau abandonné qu’il voudrait voir décorer de dessins de l’Argonaute illustrant le Traité de Zoologie de notre éminent compatriote M. Edmond Perrier : « On y entrevoit, dit-il, une figure de femme sur un médaillon détruit ».

Depuis, la ruine n’a fait que s’accentuer. Un ami nous a écrit : « Le tombeau de M. et Mme Power est situé au fond et à droite dans le cimetière de Juillac ; il est actuellement dans un état lamentable, à tel point qu’il n’est guère possible de regarder à l’intérieur par la porte grillée, sans risquer de s’écorcher la figure après les ronces qui poussent à l’intérieur et à l’extérieur du monument. Le toit couvert de mousses et d’herbe, tombe par morceaux.

À l’intérieur se voit encore un petit autel sur lequel se trouve un Christ tombé le long de la muraille et, de chaque côté de l’autel, deux grands chandeliers, tombés également sont à moitié enfouis dans un amas de fatras et de terre : Au-dessus de la porte d’entrée du caveau, sur une plaque de marbre brisée, se trouve cette simple inscription : Sépulture de M. et Mme Power. Aucune inscription à l’intérieur, ou, s’il y en a eu, il est impossible d’en retrouver la trace, étant donné le mauvais état des murs. »

Cette ruine croule tellement qu’il est même question de la faire disparaître ! La laissera-t-on complètement détruire dans l’indifférence générale, ou la relèvera-t-on ? C’est la question que nous posons, après avoir exposé quels souvenirs elle évoque : Ne devraient-ils pas rendre sacré un tombeau, qui seul rappelle une femme dont Juillac et le pays peuvent s’enorgueillir. Il n’y a pas de trace matérielle d’illustration locale plus respectable en Limousin.

C’est la pitié publique qu’il faut toucher.

À M. le Maire de Juillac incombe le soin de faire restaurer un tel tombeau (qui est sans doute une concession perpétuelle ?) et d’intéresser à sa conservation la commune, dans le souci qu’il a du patrimoine moral des habitants.

Nous faisons aussi appel, pour le seconder, au conseiller général du canton ; M. François Gouyon est un artiste qui met du sentiment dans ses traits de burin ; il saura certainement combien il importe d’honorer dignement la mémoire de Jeannette Power, naturaliste.

Les restaurateurs du monument abandonné sont assurés de trouver auprès de tout bon Limousin, comme auprès de tous ceux qui connaîtront leur geste, l’approbation et le concours nécessaires pour accomplir leur tâche.

Nous enregistrerons avec plaisir le résultat que nous espérons de la piété locale à l’égard de nos Morts célèbres.

 

 

Louis de NUSSAC  Sous Bibliothécaire au Muséum national d’histoire naturelle

 (Il fut ensuite conservateur du Musée Ernest Rupin à Brive, actuel Musée Labenche).

 

 

Notes d'Anne-Lan . Rectifications : (1) Mariage à Messine 4Mars 1818 .

                           (2) Plus de 20ans.

                           (3)James Power est décédé à Paris le 9 janvier 1872

 

 

 

Une du journal

Article du journal

Article du journal

Article du journal