Article d'Edmond Perrier, extrait de "A travers le Monde Vivant"

  Edmond Perrier écrit au sujet de Jeanne Villepreux-Power dans "A travers le Monde Vivant". Cet extrait est donné ci-après et est complété des notes d'Anne Lan.

  

 

  

Bibliothèque de Philosophie

 

 

Extraits de :
A travers le Monde Vivant

Paris, Flammarion Editeur

 

Edmond PERRIER

Membre de l’Institut, Directeur du Muséum

 

 « Au sujet de Jeanne Villepreux- Power »

(Archives « Lady Power » Pages : 70-79)

 

 

 

 

….Ce n’est pas d’hier que le monde de la mer a exercé sa fascination sur les imaginations. Cette fascination nous a valu une histoire qui ressemble à un conte de fées bien que son dénouement ne remonte pas au-delà de quarante ans.

Comme les contes de fées, elle est emplie, en effet, de choses merveilleuses ; elle commence comme beaucoup d’entre eux : « Il était un jour une bergère… » Et la bergère, tout comme Peau d’Ane, est découverte par un Prince Charmant qui en fait mieux qu’une reine, une femme exquise, de la plus haute distinction, partout aimée, partout recherchée, partout adulée, parlant toutes les langues, à l’aise dans toutes les sociétés scientifiques, qui se la disputent - elle faisait partie de quinze d’entre elles -, observatrice de premier ordre, auteur de nombreuses découvertes en histoire naturelle, n’ayant rien cependant des femmes savantes de Molière ni des princesses d’aujourd’hui, jolie à énamourer les anges et demeurée charitable jusqu’à la fin de sa vie, qui se termina dans un modeste bourg de Corrèze, presque au moment de la capitulation de Paris, le 25 janvier 1871. Elle était née dans ce même bourg de Juillac soixante-dix-sept ans auparavant, le 28 septembre 1794. Son existence tout entière s’était écoulée entre les deux plus grandes révolutions qui aient secoué notre pays.

Son père, Pierre Villepreux, était agent salpêtrier, et les soins qu’exigeait une nombreuse famille dépassaient les forces de sa mère, Jeanne Nicaud.

Dès que la fillette qui s’appelait aussi Jeanne sur les registres de l’état civil et gentiment Lili dans l’intimité, fut en état de servir, on en fit une bergère, qui gardait vaches et moutons chez un propriétaire voisin. Certes, la jeune fille n’avait jamais entrevu dans ses rêves les houlettes enrubannées des bergères de Trianon, et elle n’avait pas davantage entendu parler des Estelle de M. de Florian. C’est peut-être pour cela que, simple et naïve, elle fit une telle impression sur le cœur du fils de la maison que les parents s’émurent et congédièrent sans pitié la douce bergerette.

« A seize ans, comment faire pour défendre son cœur ? », chantent à l’Opéra-Comique les compagnes de la victime de Zampa. La tendre Lili n’avait pu défendre le sien. La rupture forcée lui fit un tel chagrin qu’elle prit la résolution d’aller le cacher, peut-être le guérir à Paris, qui fascinait déjà les jeunes filles, et où on lui offrait un emploi. Le trajet était long ; un cousin, marchand de bœufs, faisait justement le voyage ; on lui confia la pauvrette. Avec un pareil rustre l’intimité de la diligence n’était pas sans danger. Le cousin se montra entreprenant ; mais Lili n’était pas Manon. A Orléans, elle se plaça délibérément sous la protection du « magistrat de la police ». Celui-ci, sous prétexte de caution, commença par la délester du plus clair de son avoir, exigea qu’elle écrivît au pays pour avoir de son père un consentement formel à la continuation de son voyage, et la retint en attendant quasiment prisonnière.

M. Louis de Nussac a retrouvé, à la mairie de Juillac, la lettre écrite d’une main tout à fait enfantine, où elle sollicite ce consentement. Enfin elle put partir, voiturée charitablement en surcharge, par des routiers qui se rendaient à Paris ; mais tous ces retards avaient impatienté ses futurs maîtres, et, quand elle arriva, la place qu’on lui avait offerte était prise.

Il fallait se mettre en quête d’une autre situation, et Lili, le cœur bien gros, dut se résigner à battre à l’aventure les rues de Paris. Les larmes qui emplissaient les yeux de l’infortunée ne l’empêchaient pas d’admirer, tandis qu’elle errait ainsi, la bourse et l’estomac aussi vides l’un que l’autre, les fastueux étalages que ne connaissait pas Juillac. On n’est pas jeune et jolie pour rien. Les vitrines des modistes avaient pour elle un attrait bien pardonnable. Un jour, tandis qu’elle contemplait les capotes fleuries et pomponnées où s’engouffrait la tête de nos grand’mères, la bonne faiseuse qui présidait à leur confection vint, comme on dit, sur le pas de la porte. Touchée de la mine tout à fait candide, soucieuse et émerveillée de la jeune promeneuse, elle la questionna, fut enjôlée par ses réponses et incontinent la prit en apprentissage.

C’était le salut. Lili fut une apprentie modèle. Brûlant les étapes, elle était en 1816 première dans le magasin qui s’était agrandi, travaillait maintenant pour les cours étrangères, et avait ajouté l’article « robes et manteaux » à l’article « capotes et chapeaux ». C’est ici qu’apparaît la princesse, indispensable dans tout conte de fées bien ourdi, en la personne de Marie-Caroline-Ferdinande-Louise de Bourbon, fille de Ferdinand 1er, roi de Naples ; elle allait épouser le malheureux duc de Berry, fils de Charles X. Pour les fêtes de son mariage, la princesse avait commandé une robe de cérémonie que Lili, devenue Jeannette, avait couverte de magnifiques broderies. Suivant l’usage, la robe terminée avait été mise à l’étalage ; un riche Irlandais de passage à Paris, James Power, esquire, s’arrête devant elle, l’admire, demande à voir l’artiste qui a créé une semblable merveille. L’artiste ne le séduit pas moins par son esprit et sa beauté que par la merveille sortie de ses doigts de fée.

 Quelques mois après – les Irlandais vont vite – Jeannette Villepreux, qui avait failli pleurer, comme Mignon, dans les roulottes, partait comme elle au pays de l’oranger, et, dûment instruite au préalable, devenue mistress James Power, s’établissait à Messine.

La petite bergère qui, en 1812 gribouillait l’informe demande par laquelle elle sollicitait de son père la permission de continuer son voyage vers Paris parle maintenant et écrit couramment plusieurs langues, éblouit par sa beauté et son esprit l’aristocratie napolitaine, est présentée à la cour, se lie avec de grandes dames comme la duchesse de Belviso, avec des savants comme le professeur Maravigna, de Catane, et entreprend une exploration archéologique, artistique et scientifique de la Sicile. Ses recherches personnelles aboutissent en 1842 à la publication d’un Guide en Sicile admirablement documenté ; mais ce qui l’attire par-dessus tout, c’est l’observation des animaux marins. Le détroit de Messine est célèbre parmi les naturalistes. Les plus merveilleux hôtes des mers s’y donnent rendez-vous ; c’est là que Delle  Chiaje, Milne-Edwards, de Quatrefages, Blanchard, Haeckel, Hermann Fol et bien d’autres ont rencontré les êtres déconcertants qu’ils se sont appliqués à décrire, et notamment ces étonnants siphonophores, pareils à des lustres vivants, formés par l’assemblage de polypes et de méduses multicolores et chatoyantes, laissant flotter au gré des flots les pendeloques tout à la fois étincelantes et venimeuses au moyen desquelles elles capturent les poissons.

Pour étudier tout ce monde nouveau pour elle, Jeanne Power, dont le mari est devenu directeur des télégraphes sous-marins anglo-italiens, crée un véritable laboratoire maritime muni d’aquariums, de cages flottantes, permettant de conserver en pleine mer les animaux pélagiques à qui l’eau pure est indispensable et de les observer cependant à loisir, tandis que tout un attirail d’embarcations, de dragues et de filets est organisé pour les capturer. Jeanne Power fut ainsi la véritable initiatrice de ces laboratoires qu’ont développés plus tard Henri de Lacaze-Duthiers à Roscoff et à Banyuls-sur-Mer, Anton  Dohrn à Naples, le prince Albert 1er à Monaco et qui s’échelonnent aujourd’hui sur toutes les côtes, tant en Europe qu’en Amérique.

Dans ses bacs, dans ses aquariums, dans ses cages flottantes, mistress Power élève des poissons, des poulpes, des coquillages, des crustacés, les nourrit, fait sur eux une foule d’observations nouvelles qu’elle communique aux sociétés savantes dont elle est membre assidu et qui la mettent en rapport avec Richard Owen, de Blainville, Sander Rang, Sowerby, etc. Elle éclaire en particulier le mystère qui depuis la plus haute antiquité planait sur l’argonaute.

L’argonaute se rencontre assez souvent au large, dans la Méditerranée et dans les mers chaudes. Il se tient le jour caché dans la profondeur des eaux et remonte seulement par les nuits calmes à la surface, où des milliers d’individus naviguent, dit-on, de conserve. Il mène ainsi une existence doublement dissimulée par le voile impénétrable à l’œil, des vagues et par l’obscurité de la nuit. Aristote le connaissait déjà cependant, et l’appelait nautile ou pompyle.

C’est une sorte de poulpe logé dans une gracieuse coquille semblable à un esquif pourvu d’une vaste proue recourbée en crosse, fait d’une mince lame flexible, à demi transparente comme de la fine porcelaine, orné tout le long de sa carène d’une double rangée de tubercules, et sur ses flancs de côtes mollement onduleuses, convergeant vers le sommet de la proue. L’animal apparaît lui-même comme un véritable bijou d’argent poli, brunissant légèrement sur sa face inférieure, se teintant de vert sur la face opposée, rehaussé dans son éclat métallique par une multitude de points brillants, disséminés sur toute sa surface comme une poussière à reflets changeants de saphirs et de rubis.

L’argonaute ne diffère d’ailleurs des poulpes ordinaires que parce que deux des huit bras qui entourent sa tête s’élargissent à leur extrémité en une mince et large palette de forme ovale. Que fait-il de ces deux bras ? Aristote contait que le pompyle avait enseigné aux compagnons de Jason allant conquérir la toison d’or, l’art de la navigation à la voile. Sa coquille, dans laquelle il est simplement posé, sans attache d’aucune sorte, qu’il peut quitter et réintégrer à volonté, n’était pour lui, disait-il, qu’une nacelle lui permettant de flotter à la surface de la mer par temps calme ; il élevait alors ses deux bras palmés au-dessus des eaux, et se laissait doucement pousser par la brise. Les navigateurs de l’antiquité vénéraient ce précurseur dont la rencontre était pour eux un présage d’heureuse traversée.

Longtemps les naturalistes adoptèrent la poétique légende qu’ils consacrèrent même en échangeant le nom de nautile ou de pompyle attribué à un autre animal, contre celui d’argonaute. L’argonaute d’ailleurs demeurait en bien des points mystérieux. Sa nacelle, à laquelle rien ne l’attachait, était-elle bien sa propriété ? Ne la volait-il pas comme fait le bernard-l’ermite à quelque autre mollusque au préalable dévoré ? S’il la fabriquait réellement, comment s’y prenait-il ?

D’autre part on ne rencontrait jamais que des argonautes femelles. La conception virginale était-elle donc la règle chez ces singuliers animaux, et s’il existait des mâles, vivaient-ils à part, à des profondeurs inconnues d’où les femelles remontaient à certaines époques, ou bien étaient-ils, comme cela arrive chez d’autres animaux, tellement différents des femelles qu’on les méconnaissait ?

Jeannette Power eut la chance de voir les argonautes sinon faire de toutes pièces, du moins réparer leur nacelle ; elle était donc bien à eux. Elle s’assura que la palmure de leurs bras n’est pas une voile, mais plutôt une façon de truelle qui tout à la fois produit, étale et distribue la délicate porcelaine flexible, si l’on peut dire, dont est construit ce frêle esquif ; l’argonaute use d’ailleurs de ses bras pour maintenir celui-ci et nage comme les autres poulpes à reculons, en projetant violemment loin de lui l’eau contenue dans la poche respiratoire, située sur sa face ventrale.

La légende d’Aristote était morte désormais ; un premier mystère était éclairci. Restait à dévoiler celui de la reproduction.

Les pêcheurs trouvent parfois dans leurs filets un gros ver bien vivant, pourvu de si nombreuses ventouses que Cuvier l’avait baptisé du nom d’hectocotyle, qui signifie en grec « ver aux cent ventouses », comme on appelle vulgairement les scolopendres « bêtes à cent pieds » ou même « bêtes à mille pieds » bien qu’elles n’aient, en général, qu’une cinquantaine de pattes. Il donne ce ver comme un parasite de certains poulpes, notamment de l’argonaute, et comme pénétrant parfois dans leur chair. Il s’étonne d’ailleurs de sa frappante ressemblance avec un bras de poulpe, et prévient que cette ressemblance donnera lieu sans doute à quelques-unes de ces divagations philosophiques pour lesquelles il professait peu de tendresse.

Il ne se trompait qu’à demi. J’avais un jour disposé sur une planchette de mon cabinet toute une série d’hectocotyles, lorsque je reçus la visite d’un illustre anatomiste allemand, Albert von Koelliker. Jetant sur mes bocaux un coup d’œil mélancolique : « Voilà, me dit-il du ton le plus navré que puisse prendre un homme qui s’est trompé, la plus grosse erreur de ma vie. Comment ai-je pu décrire cela comme le mâle de l’argonaute, dégénéré à ce point qu’il se réduisait à un seul bras ? Comment ai-je cru y découvrir, à l’état rudimentaire il est vrai, tous les organes d’un véritable poulpe et me suis-je imaginé avoir établi de la sorte sur des bases définitives un des faits les plus merveilleux que les sciences naturelles aient eu à enregistrer ? » L’imagination joue ainsi parfois de mauvais tours aux savants, mais ils ne sont pas les seuls à se laisser circonvenir par ses séductions.

Jeannette Power devait découvrir dans ses bacs le véritable argonaute mâle. C’est un poulpe comme les autres, mais tout petit par rapport à la femelle ; il n’a pas de nacelle, pas de bras palmés ; un de ses huit bras prend un développement exagéré, et ce bras n’est pas autre chose que l’énigmatique hectocotyle de Cuvier. Dans les mariages entre poulpes, le mâle offre littéralement un de ses bras à sa conjointe ; ce bras nuptial est toujours le même pour chaque espèce, mais sa place change d’une espèce à l’autre. Il revêt toujours une forme particulière ; ses caractères spéciaux s’exagèrent énormément chez l’argonaute et quelques autres poulpes ; il atteint alors un tel volume que sa base n’apparait plus que comme un grêle pédoncule qui le relie à la tête du mollusque et se brise au moindre effort. L’argonaute, lorsqu’il fait sa cour, abandonne régulièrement ce bras à sa compagne, qui le conserve précieusement, et c’est ce gage de tendresse, demeuré vivant malgré son isolement, qui fut pris par Cuvier pour un vulgaire parasite. Le bras abandonné par le mâle ne tarde pas à repousser ; il se développe d’abord à l’abri d’un sac qui se fend et le laisse apparaître lorsqu’il a pris son organisation définitive. L’argonaute mâle est prêt alors à convoler avec une nouvelle fiancée. La nacelle des femelles n’est autre chose que le berceau dans lequel elles gardent leur progéniture.

Il est très rare que les argonautes échouent à la côte. Un naturaliste de Nice nommé Verany, de qui je tenais justement les hectocotyles qui émurent von Koelliker, en a conservé assez longtemps ; il a vu les femelles user de leurs bras palmés comme des rames pour nager ; il les a vues évoluer, plonger en renversant leur nacelle, remonter et la redresser à la surface de l’eau ; mais Lacaze-Duthiers, qui a observé, lui aussi, un argonaute vivant dans ses bacs de Banyuls, n’a jamais constaté ces changements d’attitude. Bien que l’animal happât habilement à l’aide de ses ventouses les petits alevins qu’on lui offrait comme nourriture, il a toujours conservé tous ses bras appliqués contre sa nacelle, à l’extérieur, ou dissimulés à son intérieur, usant uniquement pour nager du recul que lui imprimait l’expulsion de l’eau contenue dans sa poche ventrale.

Il y a donc beaucoup à apprendre sur l’argonaute, mais la découverte de la plus singulière partie de son histoire s’ajoute aux merveilles dont la vie de Jeannette Villepreux a été constamment semée.

La pauvre femme s’était durant le siège de Paris, réfugiée au village natal, tandis que James Power demeurait parmi les défenseurs de notre capitale. Tous deux reposent aujourd’hui au cimetière de Juillac, dans une tombe abandonnée, récemment découverte par M. Louis de Nussac, qui a reconstitué la romantique histoire de Lili Villepreux, déjà esquissée par un savant limousin, le mathématicien Alphonse Rebière.

 

***

Si la mer séduit les bergères elle possède aussi le pouvoir de séduire les princes…..

 

 

 

 

Notes d’Anne-Lan :

  •  Jeanne Villepreux est « montée » à Paris au printemps 1812, accompagnant à pieds un troupeau que conduisait un tuteur.  Agressée par celui-ci, elle demeurera un certain temps à Orléans où elle s’était réfugiée auprès de la police .

  • Elle épousa James Power en 1818 à Messine , en Sicile.

  • Elle inventa les aquariums et les cages à la Power en 1832 et fut admise à l’Académie des sciences de Catane en 1835 .

  • Elle publia le magnifique « Guida per la Sicilia » en 1842. Celui-ci a été réédité en 1995 puis en 2008 par Michela d’Angelo de l’Université de Messine