Lettre du professeur C. Maravigna à propos de l'étude sur l'Argonaute

 

Compte-rendu  des observations et expériences de Madame Power

sur l’Argonaute Argo

 

Par le professeur C.MARAVIGNA

Messine Stamperia Fiumaria 1836

 

  

        Les naturalistes ont beaucoup discuté sur le mollusque trouvé dans cette coquille. C’est tout simplement un poulpe. Le fait qu’il ne soit jamais attaché à la coquille a laissé croire à certains naturalistes de grand renom qu’il en était non pas l’artisan mais un occupant occasionnel qui, comme le Bernard-l’ermite, s’en servait pour son logement.

        Le célèbre Poli n’avait rien écrit à ce sujet dans les deux tomes de sa grande œuvre sur les testacés des Deux-Siciles car le système qu’il avait adopté ne permettait pas de raisonner sur la question. Les naturalistes n’en poursuivaient pas moins leurs débats théoriques, mais personne ne passait à l’expérimentation. En fait, Ranzani et Lamarck,  faisant bande à part, soutenaient la première opinion, alors que Blainville, jusqu’en 1825, soutenait la seconde.  

        En 1826, les typographes de l’imprimerie R.Stamperia ont publié le travail posthume de Poli sur l’Argonaute où sont rapportés les travaux de notre illustre naturaliste ( Poli ) qui démontrent que le mollusque habitant dans la coquille dont on discutait en est le vrai constructeur.

        La question semblait donc tranchée : ainsi l’illustre Cuvier, qui connaissait cependant les travaux de Poli, n’en parla pas dans son œuvre classique sur le « Règne animal », mais il indiqua, par sa façon de s’exprimer, qu’il n’était pas entièrement convaincu, bien qu’il partagea par ailleurs l’opinion de Lamarck.

        Les choses en étaient là lorsque Madame Power eut l’idée de prouver indubitablement que ce mollusque créait seul cette coquille ; aussi l’illustre dame, sachant que les mollusques pourvus d’une coquille ont la capacité de refaire les morceaux cassés, se mit à briser intentionnellement plusieurs coquilles d’Argonautes Argo, mollusques qu’elle élevait patiemment chez elle. Ainsi elle put voir que le poulpe avait la faculté de restaurer le morceau manquant.

        Sur ces observations et expériences, madame Power a rédigé un mémoire concis qu’elle a eu l’amabilité de m’envoyer pour le présenter à la Gioenia, ce qui advint lors de la conférence ordinaire de septembre 1835 (1).

        Ne se contentant pas d’envoyer à l’Académie Gioenia les résultats de ses observations, l’illustre dame envoya en plus deux coquilles, l’une avec des morceaux reconstruits par un des poulpes et l’autre attachée à son poulpe conservé dans l’alcool, afin que l’on voit le travail fait par l’animal qui a reconstruit le morceau de coquille manquant.

        Ces expériences prouvent, sans aucun doute, que ce mollusque fait réellement sa coquille.

  

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(1)Ce supplément sera lu, en même temps que l’exposé principal, durant la séance de ce mois et inséré ( je pense ) dans les actes de notre Société Gioenia.

 

  

Une chose est certaine :  c’est que les naturalistes doivent beaucoup à la sagacité et l’esprit d’observation de cette dame qui a su apporter une lumière définitive sur une question intéressant l’histoire naturelle.

        Non entièrement satisfaite de sa découverte, notre chercheuse voulut refaire le travail de Poli sur les œufs du poulpe de l’Argonaute. Comme elle possédait un grand nombre de ces animaux en état de gestation, elle put constater, sur différentes périodes, qu’à l’intérieur de l’œuf le mollusque est toujours sans coquille, qu’il voit le jour nu et fabrique sa coquille par la suite, contrairement à la théorie de l’illustre naturaliste Poli. Quant à moi,  informé par une lettre très aimable de cette dame, je fus très étonné de cette conclusion allant à l’encontre des observations de Poli. Je lui répondis en lui exprimant mes doutes sur l’exactitude de ses observations, sur les expériences au microscope et sur les illusions et erreurs auxquelles on s’expose en utilisant cet instrument.

        A la réception de ma lettre, notre expérimentatrice se remit au travail, refit ses observations et, en fin de compte, revit les mêmes choses que la première fois. Elle envoya alors un complément d’informations à la Gioenia (2).

        Elle envoya également à la Gioenia, ainsi qu’à moi, des œufs de poulpe Argonaute et des poulpes récemment sortis de l’œuf, ces derniers étant munis de coquilles de tailles différentes en fonction de leur âge, tous élevés par elle qui les avait vus grandir et se développer.

        J’ai été émerveillé par tant de sagacité et par les résultats inattendus de ces nouvelles observations et découvertes, et j’ai été finalement convaincu de l’exactitude des résultats décrits dans la première lettre de la dame, notamment après avoir constaté que, parmi les petits poulpes qu’elle m’avait envoyés un qui était sorti de l’œuf sans coquille en a une à présent. Les faits observés par Madame Power sont utiles, non seulement pour savoir que le poulpe de l’Argonaute est le vrai artisan de sa coquille, mais aussi qu’il a la possibilité de refaire les parties manquantes lorsqu’elles sont cassées, et qu’il ne construit pas sa coquille dans l’œuf ; seulement après sa naissance.

        Ces observations ont été fécondes pour d’autres découvertes et personne ne peut prévoir combien elles le seront pour d’autres.

        Ainsi observé, le mollusque sortant de l’œuf ne ressemble pas en fait à ce qu’il sera quelques jours plus tard, mais à un petit ver avec une double rangée de ventouses sur sa longueur et il ressemble à un appendice filiforme à une extrémité alors que près de l’autre on distingue un petit renflement où résident les organes de la digestion ; nous pourrions aussi l’imaginer comme un appendice de bras de poulpe très, très petit avec, à la suite de cet appendice, toutes les autres parties, dans l’ordre pour le faire devenir ce qu’il est.

 

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(2) Parlant des deux opinions qui divisent les naturalistes sur l’animal habitant l’Argonaute, ce naturaliste dit : « Ces deux opinions sont appuyées de part et d’autre sur de savantes objections ; cependant cet état d’incertitude ne saurait durer aujourd’hui que nous possédons les beaux travaux de Poli sur ce curieux animal ».

   ( Manuel de l’Histoire naturelle des mollusques et de leurs coquilles. Paris 1829, page 85 )

 

 

         Les recherches actuelles de l’illustre dame portent sur le développement progressif du poulpe de l’Argonaute et elle est en train de préparer un vaste essai sur ce thème qui apportera très certainement des informations surprenantes aux naturalistes.

        Au vu des résultats obtenus, d’une part par l’illustre Spallanzani qui constata qu’à la place de la tête coupée de l’escargot apparaissait un petit bouton, quelques jours après l’ablation, d’où se créent la tête et les antennes de l’animal avec ses yeux, et en tenant compte, d’autre part, des expériences effectuées sur les poulpes concluant à un mode de reprocuction très proche des reproduction végétales, on peut supposer que le type de développement des organes du poulpe de l’Argonaute se fera, peut-être, par les bourgeons animaux, ou par des boutons comme ceux du poulpe et des escargots.

        En conclusion, il est fort heureux qu’en entreprenant ses recherches, Madame Power n’ait pas eu connaissance des conclusions de Mr Sauder Rang qui voyait la question résolue par les travaux de Poli (3) : elle aurait pu en être découragée.

        Même les hommes illustres peuvent être induits en erreur tant par l’illusion propre aux instruments d’optique que par un manque de patience dans l’observation.

        C’est pourquoi j’admire toujours davantage le grand génie de Cuvier qui, malgré les observations de Poli, ne crut pas le problème définitivement résolu.

 

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(3) « Son corps ne pénètre pas jusqu’au fond des spires de sa coquille, et il paraît qu’il n’y adhère point, du moins n’y a-t-il aucune attache musculaire, ce qui a fait penser à quelques auteurs qu’il ne l’habite qu’en qualité de parasite, comme le Bernard-l’ermite par exemple ; cependant, comme on le trouve toujours dans la même coquille, comme on n’y trouve jamais d’autre animal bien qu’elle soit très commune et de nature à se montrer souvent à la surface ; comme enfin il paraît que l’on aperçoit le germe de cette coquille jusque dans l’œuf de l’Argonaute (Poli, test. Neap. III, p.10 Vay aussi Ferssac etc.) »

- « On doit croire cette opinion encore très problématique, pour ne rien dire de plus (Le Règne animal etc. par Mr le baron Cuvier t.3, p.13) ».